La « précurseure de toutes les foires» rassemble au bord du Rhin quelque quatre mille artistes présentés par deux cent quatre-vingt-neuf galeries de quarante-deux pays. Avec pour porte d’entrée une Messeplatz embrasée par les pyrotechnies colorées de Katharina Grosse.
Rendez-vous incontournable de la planète arty, Art Basel attire comme chaque année à mi-juin le meilleur des galeries internationales dans une concentration exceptionnelle des plus remarquables de l’art moderne et contemporain et de nouvelles stars de la création en devenir. Malgré le bourgeonnement des nouvelles foires un peu partout dans le monde, Bâle est à l’avant-garde en inaugurant constamment de nouveaux secteurs, événements et conversations, en essaimant de plus en plus dans l’ensemble de la ville rhénane. La foire soigne tout particulièrement le « parvis du temple » du marché de l’art où elle invite des artistes de premier plan. Après l’hommage à l’éco-artiste pionnière Agnès Denes qui, en 2024, présentait sur la Messeplatz une version réduite de son fameux Wheatfield a Confrontation de 1982, le vaste champ de blé qu’elle avait fait pousser au pied du World Trade Center de New York pour dénoncer la faim dans le monde et la gestion catastrophique de la terre et de l’eau, 2025 se devait de frapper fort. Pari gagné: Katharina Grosse a pulvérisé au pistolet compresseur un puissant déferlement de couleurs qui immerge d’emblée les visiteurs dans la peinture.
Pas de doute, Art Basel reste la première de toutes les foires. Sur trois continents et quatre saisons, ses fameuses «succursales» scandent son label tel une AOC : Art Basel Miami en décembre, Art Basel Hong Kong en mars, Art Basel Paris en octobre et Bâle en juin, son berceau en 1970. Depuis lors, la foire n’a eu de cesse de prouver qu’elle est bien plus qu’une foire. Grâce notamment et depuis 2000 à sa toujours très attendue exposition Unlimited, devenue la signature prestigieuse de Art Basel et pilotée depuis 2023 par Giovanni Carmine après Simon Lamunière puis Gianni Jetzer. Au rendez-vous cette année, soixante huit pièces monumentales, vidéos et performances marquantes signées Andrea Büttner, Cosima von Bonin, Martin Kippenberger, Félix Gonzalez Torres, Caroline Achaintre, Atelier van Lieshout ou Mira Schor notamment. Le show est de haut vol même si, comme aime à le préciser Pierre-Henri Jaccaud directeur de Skopia à Genève, unique galerie romande présente à Art Basel 2025 avec les antennes genevoises des multinationales Gagosian et Pace, sans oublier l’indéfectible Ecart, probablement le seul espace à but non lucratif de la foire: «Art Basel ne réunit pas forcément le meilleur de l’art, mais sûrement le meilleur du marché!»
Pour autant, comme toutes les foires et en attendant le bilan final, Art Basel fait face à des rivaux redoutables: les tensions géopolitiques et incertitudes économiques actuelles qui incitent les acheteurs à privilégier les valeurs sûres et à se rapprocher d’un marché plus local et accessible; l’augmentation des ventes en ligne depuis la pandémie qui atteste des nouvelles habitudes de consommation et de la digitalisation du marché (18% en e-commerce en 2024, un chiffre inférieur au pic de 25% en 2020 mais deux fois plus élevé qu’en 2019); la montée du protectionnisme et du nationalisme économique qui pourrait avoir des répercussions plus profondes à long terme. Et la préférence croissante des collectionneurs haut de gamme pour l’exclusivité, la discrétion et les relations personnalisées des ventes privées.
La valeur du marché mondial de l’art s’estime actuellement entre vingt-six et trente et un milliards de dollars. Si les ventes ont chuté de 12% en 2024, les marchands assurent que le nombre d’œuvres est resté stable, soit qu’ils vendent les pièces à des prix plus bas soit qu’ils offrent des conditions et remises pour s’adapter à un marché plus difficile. Au trio de tête, les USA représentent 43% du commerce mondial malgré une baisse de 9% due aux incertitudes liées à la nouvelle présidence. Le Royaume-Uni est revenu à la deuxième place avec 18%, suivi de la Chine à 15%. Et un peu partout, les galeristes en té- moignent, les mouvements en faveur de l’égalité des sexes, de la justice raciale et du développement durable font désormais partie des préoccupations tant des artistes que des collectionneurs. Les plus jeunes d’entre eux recherchent clairement des œuvres qui correspondent à leurs valeurs personnelles.

Déplacer les étoiles, 2024
Vue de l’exposition du Centre Pompidou, Metz
Courtesy Centre Pompidou – Metz ; Gagosian ;
Galerie Max Hetzler ; Galerie nächst St.
Stephan Rosemarie Schwarzwälder © Adagp,
Paris 2024. Photo : Jens Ziehe
LES TUMULTES DE LA COULEUR
« Katharina Grosse peint comme un chef d’orchestre dirigeant une symphonie de couleurs, avec un pistolet à peinture en guise de baguette », écrivait en 2022 Hervé Lancelin dans le magazine en ligne ArtCritic • The Power Of Words In Art. Pas question pour elle de peindre avec des pinceaux ni de rester prisonnière de la toile. Elle s’en échappe, la déborde de partout pour coloniser murs, sols et plafonds, déverser ses pigments sur des meubles, objets et grands drapés textiles, badigeonner des architectures et enluminer aussi bien des paysages urbains que des plages abandonnées, faisant de la couleur une puissance physique et énergétique qui électrise tout ce qu’elle spraye et qui inclut et immerge tous ceux qui l’approchent. Parfois en monochrome, mais le plus souvent dans une furia colorée, un tumulte chromatique dont le chaos apparent révèle en réalité d’une chorégraphie complexe et sophistiquée. Dans un savant alliage de hasard et de contrôle, elle dissout les frontières entre l’art et la vie, l’intime et le collectif, le dedans et le dehors. Tout s’anime, s’allume et se bouscule, on est happé et emporté dans une folle sarabande de couleurs en liberté. « C’est comme si Jackson Pollock avait rencontré Claude Monet dans une rave party futuriste », s’ébaubit encore Hervé Lancelin.

ART BASEL L’INCONTOURNABLE
Née en 1961 à Fribourg-en-Brisgau, l’artiste a dès 2001 adopté sa pratique à la bombe à couleurs. C’est un long séjour à Florence qui lui a fait expérimenter une relation organique et vivante entre l’espace urbain, l’espace architectural et l’espace peint. À l’inspiration de la Renaissance italienne, elle a ajouté celle de l’exaltation chromatique des Fauves et des expressionnistes allemands. « Mon lit a été la première chose que j’ai peinte à la bombe, se souvient-elle; ensuite d’autres éléments se sont accumulés, introduisant une structure narrative tout en questionnant des thèmes majeurs». Entre installations et environnements, sa peinture embrasse et parfois contredit les lieux dont elle s’empare et qu’elle métamorphose. Sa peinture, insiste-t-elle, n’a rien d’abstrait. « Elle révèle une autre sorte de réalité. Elle en propose d’autres versions, d’autres scénarios». Sur la Messeplatz, elle la donne à vivre tout à la fois à l’échelle du corps et de la ville: «Tout et tout le monde font partie de l’œuvre: les passants, la circulation, mais aussi le temps, la nature qui pousse ou les oiseaux. Le site, les spectateurs, l’œuvre d’art et les incidents de la vie quotidienne sont enchevêtrés dans une relation de dépendance mutuelle et donnent naissance à une écologie.»