À côté de ses œuvres phares, l’exposition du Grand-Palais à Paris révèle plusieurs aspects méconnus du travail de l’artiste américain.
Maisons inhabitées, rues et paysages vides, figures solitaires et silencieuses, l’œuvre d’Edward Hopper, peintre de la mélancolie et de la solitude, nous semble familière. Sur les cimaises, sont accrochées plusieurs de ses toiles mythiques, telle Nighthawks (1942, The Art Institute of Chicago), dont seules les plus grandes institutions peuvent obtenir le prêt. Qu’en est-il des œuvres de jeunesse, des travaux d’illustration, gravures et aquarelles qui les côtoient ? De fait, l’événement du Grand Palais n’est pas une simple exposition de «chefs-d’œuvre» de plus: cette première présentation parisienne de l’œuvre d’Edward Hopper mérite son titre de rétrospective.
Au début du XXe siècle, Paris a conservé son statut de capitale mondiale des arts. Peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains du monde entier continuent d’y affluer. Cafés, bals et ateliers se multiplient dans le quartier du Montparnasse. On n’imagine pas d’emblée que Hopper, peintre emblématique de l’American way of life ait été attiré par la capitale et y fasse trois séjours riches d’enseignements: le premier, de près d’une année, en 1906, puis de plusieurs semaines en 1909 et 1910. Une lecture approfondie de son œuvre permet de prendre conscience de cet héritage parisien, des découvertes faites notamment au Salon de 1906: audace du cadrage et modernité des sujets chez Degas, lumière de Vallotton, solidité plastique chez Marquet. Au Louvre, Hopper est particulièrement frappé par le travail de Rembrandt et de Watteau. Cet intérêt pour la France et l’art européen, il le doit en partie à l’un de ses professeurs à la New York School of Art, Robert Henri, ancien élève à l’Académie Julian puis à l’École des Beaux-Arts de Paris, de 1888 à 1891, peintre marqué par le réalisme d’un Courbet qu’il adapte à des sujets américains.
À Paris, Hopper réalise sur panneau de bois des esquisses à l’huile: de sombres cours d’immeubles, des cages d’escaliers et des vues de la capitale. La solitude y est déjà immanente et annonce les œuvres américaines des années suivantes. Morceaux de ponts, volées d’escaliers, quelques monuments, le Paris peint par Hopper est lithique, immobile et silencieux. En revanche, ses aquarelles, telle le Couple Drinking (1906-1907, Whitney Museum of Art, New York) ou ses caricatures de Parisiens et Parisiennes, témoignent de la vive animation de la Ville Lumière.
De retour de l’autre côté de l’Atlantique, le peintre met en pratique ce qu’il a retenu de ses découvertes et de son expérience française. Le Soir bleu (Whitney Museum of Art, New York), peint aux États-Unis en 1914, en porte fortement la marque: palette claire impressionniste, figures tronquées comme dans certains monotypes de Degas, terrasse de café où se côtoient bourgeoisie et bohème mais aussi titre emprunté à un poème d’Arthur Rimbaud. Hopper se représente en Pierrot triste, figure que l’on pourrait rapprocher du Gilles de Watteau qu’il a pu admirer au Louvre.
Le Pierrot triste c’est le saltimbanque, le marginal auquel s’étaient identifiés d’autres artistes avant lui, comme Baudelaire ou Toulouse-Lautrec; c’est l’artiste en proie à la désillusion, dont les œuvres, comme celle-ci, suscitent l’incompréhension, tant du public que de la critique. À l’époque où Hopper peint cette toile, il souffre de devoir pratiquer l’illustration commerciale – une activité qu’il juge dégradante – pour gagner sa vie.
Poursuivant le parcours de l’exposition, l’on découvre aussi Edward Hopper graveur, de 1915 à 1923, puis brièvement en 1928. La gravure est une étape intermédiaire importante dans son travail. Comme il le dit lui-même, c’est à travers cette technique que son art se cristallise. Avec la gravure, se mettent en place motifs – il abandonne alors définitivement les sujets français au profit d’images de la modernité américaine – compositions, cadrages et lumières, qu’il développera en peinture dès 1924 et qui seront caractéristiques de son style le plus connu. Night Shadows (1921, Philadelphia Museum of Art) est l’une des plus belles gravures exposées. Hopper y exploite les contrastes d’ombre et de lumière que lui offre cette technique. Il introduit une certaine dramatisation par cette figure d’homme perdu dans le paysage urbain et l’ombre presque menaçante du réverbère.
Avec les aquarelles des années 1920, l’artiste affirme son choix des paysages et des bâtiments vides, dont l’être humain est absent, notamment dans la série des demeures néo-victoriennes de Gloucester. Le succès de cette série à New York lui permet enfin de se consacrer uniquement à la peinture et d’appliquer sur toile les recherches qu’il avait alors menées dans le domaine des arts graphiques.
Dans ses tableaux de la période 1924-1928, Hopper privilégie les bâtiments au charme suranné qu’il découpe dans le tissu urbain, offrant des angles de vue et des cadrages inédits de la ville. Il plante alors le décor dans lequel prendront place les acteurs du théâtre de la vie sociale. Ces personnages sont des femmes seules ou des couples, parfois des hommes, terrés dans leur mutisme ou perdus dans leurs pensées, solitaires dans leur réflexion ou dans leur ennui. Regards absents ou dirigés hors champ, vers l’extérieur, ils ne s’adressent jamais au spectateur qui, placé en-dehors de la scène, observant d’un autre bâtiment ou de la rue, en devient le voyeur. Hopper fait de nous les témoins du drame silencieux du quotidien qui se joue dans les appartements et les bureaux des immeubles new-yorkais.
Ce drame se joue également dans les théâtres et les cinémas auxquels il réserve une place particulière dans sa production, dès la fin des années 1930. Mais, plus que la scène ou l’écran, c’est ce qui se passe dans la salle et dans les couloirs, qui intéresse Hopper: la mélancolie de l’ouvreuse ou encore le sentiment d’abandon du spectateur anonyme. L’artiste brise l’image de l’Amérique du divertissement et du bonheur. Écho des salles de spectacle, le bar de Nighthawks (1942, The Art Institute of Chicago) est sans chaleur humaine, sans convivialité, froid comme les reflets des baies vitrées.
Hopper donne un rôle-clef à la lumière dans la représentation d’une Amérique désenchantée. Parfois monotone, blafarde ou saturée, elle transforme chambres et bureaux en pièces aseptisées, bars et rues en lieux à fuir. Elle entre en résonance avec les protagonistes sans vie ni profondeur, réduits parfois uniquement à leur définition professionnelle.
On croyait bien connaître Edward Hopper. On découvre une œuvre riche et complexe, peinte, dessinée, aquarellée et gravée. Hopper, artiste mis à nu ? Titres énigmatiques, clefs absentes, son travail garde toujours une part de mystère qu’il revient à chacun de découvrir.