La Fondation Martin Bodmer et le Musée Benaki exposent une collection de monnaies et d’écrits, de la Grèce ancienne à Byzance, qui évoquent le moment fécond pour l’histoire de l’Europe où coïncidèrent l’apparition du monnayage, la diffusion de l’écriture, la mise par écrit des lois, l’aspiration à l’égalité et le développement du commerce.
La lumière qui jaillit de la Grèce donna naissance au monde méditerranéen, captiva l’Empire de Rome, féconda la Chrétienté et renouvela l’Europe. Nous devons à la Grèce le meilleur de nous-mêmes: elle sut dans l’exercice libre de la raison ou logos, indissolublement parole et entendement, dire tout ensemble la grandeur de l’homme et sa finitude, comme Homère avait symbolisé la vie humaine, qui est un combat (l’Iliade) et qui est un voyage (l’Odyssée). Les Grecs n’ont pourtant inventé ni l’écriture ni la monnaie. Ce sont les Lydiens, au pays du roi Crésus, que traversait le fleuve Pactole, charriant dans ses alluvions un précieux alliage naturel d’or et d’argent, l’électrum, qui les premiers, vers la fin du VIIe siècle avant notre ère, frappèrent monnaie (Hérodote, I, 94), mais ce sont les Grecs qui en comprirent la portée et étendirent le monnayage à leurs cités commerçantes, contribuant de façon décisive, grâce à ce continuum mobile, à l’expansion de l’économie. Or, le phénomène s’accompagna dans le même temps, celui de Solon, au VIe siècle, de la diffusion de l’écriture, de la mise par écrit des lois comme des poèmes homériques, ainsi que d’une nouvelle aspiration à l’égalité. Chacun devient libre de consulter les lois publiées, la possession des biens et des terres n’est plus affaire de naissance ou de valeur guerrière, les pièces de monnaie en donnent à chacun la possibilité. Le succès dans les affaires ouvre au loisir que les Grecs appellent scholè, qui a donné l’école, puisque ce temps est consacré à l’étude et aux connaissances. L’écriture ne se borne plus à l’enregistrement des activités légales et économiques des élites comme au Proche-Orient, elle publie les droits des citoyens, les lois, les débats politiques, la littérature. L’enquête et l’information que désigne le mot d’historia donnent naissance à l’écriture de l’histoire. L’argent devient aussi le nerf de la guerre et de la puissance hégémonique. C’est de ce nœud où se sont croisés dans les cités grecques le monnayage, l’écriture, la connaissance, la guerre et la politique que notre histoire est faite.
Les mots et les monnaies sont la double face d’un essor de civilisation qui a marqué notre destin. Si le mot de monnaie nous vient du latin, de Junon Moneta, «l’Avertisseuse», en souvenir des oies sacrées du Capitole qui avertirent les Romains de l’invasion gauloise, et de son temple, devenu trésor public, où l’on frappait la monnaie, les Grecs désignaient la monnaie du nom de nomisma, c’est-à-dire de ce qui relève du nomos: ce qui est institué par la loi. C’est Aristote qui en a fait la théorie dans l’Éthique à Nicomaque (V, 5). On ne souligne jamais assez l’enchaînement qui conduit le philosophe à traiter de la monnaie. Le Ve Livre est en effet consacré à l’étude de la justice pour déterminer quelle est la forme de la justice qui participe à la vertu. Puisque l’injuste se confond avec l’inégal et l’illégal («L’homme injuste est aussi bien celui qui agit contre la loi que celui qui veut posséder plus qu’il ne lui est dû, et même aux dépens d’autrui»), la juste moyenne, c’est l’égalité. Pour en construire le concept, Aristote pose quatre termes et définit la proportionnalité. Il faut, pour que le juste se réalise, deux personnes et deux objets par rapport auxquels il existe. Le juste est une proportion, à savoir l’égalité des rapports entre des termes au nombre de quatre au moins (A est à B ce que C est à D). La vie sociale reposant sur l’échange sur fond de besoins, il faut rendre comparables les choses qu’on veut échanger. Il ne saurait y avoir d’échange sans égalité ni d’égalité sans commune mesure. Comment rendre commensurables entre eux des objets aussi différents que des lits qu’on troquerait contre une maison ? Par l’intermédiaire (méson) de la monnaie prise comme l’étalon de la mesure. Dire cinq lits égalent une maison, l’exemple étant repris par Marx, ne diffère pas de dire cinq lits valent tant d’argent: «Il faut donc que tout puisse être référé à une seule et même mesure. Cette mesure est en réalité le besoin (chreia) qui tient tout ensemble. Si, en effet, on n’avait besoin de rien ou que les besoins ne fussent semblables, il n’y aurait pas d’échange, ou ce serait autre chose. C’est pour ainsi dire en échange du besoin que la monnaie a vu le jour par convention, et elle a reçu ce nom de nomisma parce qu’elle existe non par nature, mais par institution légale (nomos)» (Éthique, 1133a, notre trad.).
En partant du besoin, le texte d’Aristote relance notre réflexion. Si la monnaie se donne comme un substitut du besoin, ayant valeur d’échange pour ce qui nous fait défaut, toute la question est de savoir si elle n’introduit pas du même coup quelque chose de l’ordre du désir. One silver dollar, changing hands, changing hearts, changing lives, chantait Marilyn sur la scène d’un saloon, dans ce film de rédemption que tourna Otto Preminger en 1954, The River of no return. Le refrain résumait d’une phrase le pouvoir autant réel que fantasmé de la monnaie, usée de mains en mains, exerçant au passage ses ravages dans les cœurs au hasard des fortunes. Que de rêves s’y accrochent, tandis qu’elle échappe à la prise, faite pour circuler sans fin dans la réalité économique où nos vies se consument. N’en va-t-il pas de même quand les besoins du petit homme se formulent dans les mots de sa demande ? Il y a dans la monnaie comme dans le langage autre chose qui ne se satisfait pas ni ne se résout dans ce à quoi ils servent apparemment, échanger ou communiquer. Avec la monnaie, ça ne s’arrête plus au besoin, il s’introduit un désir sans fin qui ouvre les voies de la conquête, de l’aventure maritime et commerciale sur toutes les rives de la Méditerranée, qui dissout aussi bien les idéaux aristocratiques et les valeurs de la société archaïque, portant un vent de liberté et d’égalité, mais soufflant encore la tempête des conflits d’intérêts et des rêves hégémoniques. La monnaie d’ailleurs ne se résume pas à la seule garantie de sa valeur (intrinsèque selon le poids de métal précieux, ou plus tard nominale, avec le bronze) qu’imprime sur la pièce le timbre de l’autorité émettrice. Son endroit comme son revers témoignent d’une grande richesse iconographique: images et légendes ont fonction de discours, pour dire les représentations de la terre et du cosmos, les localisations régionales, les divinités tutélaires, les mythes fondateurs, le prestige des États, la prospérité des cités, les continuités dynastiques, le sacré et l’homme divinisé, l’histoire et la volonté de transmettre le souvenir de la gloire et de la grandeur, jusqu’au point où l’empereur Hadrien, accomplissant le mariage de la Grèce, qui avait créé la cité, et de Rome, qui en avait fait l’État, eût voulu, selon ses Mémoires admirablement recréés par Marguerite Yourcenar, que «l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses». Humanitas, Felicitas, Libertas, ces beaux mots de bonté, de bonheur, de liberté, figuraient sur les monnaies de son règne comme autant de signes d’un Âge d’or retrouvé.
Ainsi s’écrit, d’une image et d’un texte à l’autre, de la Grèce ancienne à Byzance, l’histoire qui fut un temps celle du monde, scandée par Athènes, par Alexandre le Grand, par l’empereur philhellène Hadrien et par «le premier empire européen» que fut Byzance, unissant Athènes, Rome et Jérusalem, selon l’analyse d’Hélène Ahrweiler, une histoire riche des espoirs et des craintes, des réalisations et des représentations qui se transmirent aux Temps modernes. Si le monnayage grec coïncida avec une aspiration à l’égalité, pourquoi l’euro, porteur depuis sa création d’un projet de paix, ne viendrait-il pas acquitter notre dette envers la Grèce souffrante ?