SOUTTER / COSIMO DÉPLORATION (DE SOI-MÊME?) AVEC CHIEN ABSENT

Louis Soutter (1871-1942) / Piero di Cosimo (1462-1522). Le dessinateur vaudois a copié le tableau attribué au peintre florentin. Mais sans le chien qui, à droite, comme une courbure en miroir, une image en écho, veille sur la scène de déploration d’une jeune femme par un satyre délicatement penché sur elle. Le dessinateur simplifie. À grands traits, usant de hachures, parfois croisées, il retient les lignes du paysage horizontal et l’homme (barbu ?) qui pose sa main sur l’épaule et effleure le front de la forme allongée. Sinon peut-être deux animaux à peine ébauchés, sur la droite, peu de détails percent dans ce croquis, même pour circonscrire l’homme et la femme. Que la petite composition un peu fruste soit cependant prenante, elle le doit à l’ombre et la lumière qui marquent différemment chaque figure – et à une sorte de tension que l’on s’aventure à deviner dans la scène, en supposant tour à tour la caresse, l’évanouissement, le réconfort, et bientôt le malheur, le désespoir. Certes, on sait que Soutter, dans une libre conjugaison de ses manières, manie une plume oscillante, tend à forcer le trait, aménage résolument l’anatomie, ne recule pas devant l’enchevêtrement, aime à dérouter la perspective. Bref, il n’exécute pas servilement, il exprime. Ce qu’il énonce ici en toutes lettres, dans l’ordre qui lui chaut, au registre supérieur du dessin. Soit le nom du peintre, sa date de naissance, son école («toscane primitive»), le titre du tableau et la dignité du premier protagoniste, «roi de Thessalie». Apparaît...

Louis Soutter (1871-1942) / Piero di Cosimo (1462-1522). Le dessinateur vaudois a copié le tableau attribué au peintre florentin. Mais sans le chien qui, à droite, comme une courbure en miroir, une image en écho, veille sur la scène de déploration d’une jeune femme par un satyre délicatement penché sur elle.

Le dessinateur simplifie. À grands traits, usant de hachures, parfois croisées, il retient les lignes du paysage horizontal et l’homme (barbu ?) qui pose sa main sur l’épaule et effleure le front de la forme allongée. Sinon peut-être deux animaux à peine ébauchés, sur la droite, peu de détails percent dans ce croquis, même pour circonscrire l’homme et la femme. Que la petite composition un peu fruste soit cependant prenante, elle le doit à l’ombre et la lumière qui marquent différemment chaque figure – et à une sorte de tension que l’on s’aventure à deviner dans la scène, en supposant tour à tour la caresse, l’évanouissement, le réconfort, et bientôt le malheur, le désespoir.

Certes, on sait que Soutter, dans une libre conjugaison de ses manières, manie une plume oscillante, tend à forcer le trait, aménage résolument l’anatomie, ne recule pas devant l’enchevêtrement, aime à dérouter la perspective. Bref, il n’exécute pas servilement, il exprime. Ce qu’il énonce ici en toutes lettres, dans l’ordre qui lui chaut, au registre supérieur du dessin. Soit le nom du peintre, sa date de naissance, son école («toscane primitive»), le titre du tableau et la dignité du premier protagoniste, «roi de Thessalie».

Apparaît aussitôt sur notre écran intérieur l’huile de la National Gallery de Londres, traditionnellement attribuée à Piero di Cosimo – fameux, par ailleurs, pour son effigie de Simonetta Vespucci (Chantilly, Musée Condé), sublime entremêlement de courbes jouant d’une coiffure savamment torsadée, d’un collier d’argent à la vipère noire et de seins adorables que dégage un châle en mandorle. Le tableau londonien, on ne l’oublie pas, fut longtemps doté d’un titre qui en ferait la représentation de la fin malheureuse de Procris, femme de Céphale, roi et chasseur, qui d’un jet de javelot vers le buisson où, jalouse, elle s’était cachée pour l’épier, l’a tuée par une tragique méprise avec une bête sauvage.

Le chien qui, sur la droite de ce long et étroit panneau de peuplier, répond par la courbe de son échine au faune penché sur la nymphe, fait notablement défaut chez Soutter. Ce n’est sans doute pas par manque de place sur le feuillet détaché d’un carnet de notes. Mais parce que la focalisation significative, le nœud, pour Soutter, réside dans le couple et non dans Lælaps, le chien qui, selon la fable grecque, rattrape toujours sa proie, l’animal fidèle, cadeau de Procris à son mari, Céphale.

Le dessinateur supprime aussi les sept hérons sur la lagune, le chien noir et le pélican, il passe presque sous silence la faunesque grande oreille pointue, les cuisses velues et les sabots du petit dieu chèvre-pied. Il ne retranscrit pas la blessure effilée au cou et au bras ni le sang déjà séché qui, dans la peinture, fait de Procris non une dormeuse mais bien une morte, aux lèvres bleuies. La scène resserrée que choisit de griffonner le cousin de Le Corbusier nous fait tout d’abord hésiter entre épisode de réveil, attitude de veille protectrice et geste de consolation. Mais il est sûr qu’il lui donne un sens, très fort.

Connaissant ses déboires conjugaux, le peu de bonheur ou même la frustration qu’il connut du côté des femmes, on se prend à penser qu’ici Soutter se penche en fait sur lui-même, par-delà l’inversion des figures masculine et féminine, comme si se traduisait dans la touchante image – à son insu ? – son «besoin de consolation impossible à rassasier», selon le titre du petit livre de Stig Dagerman (1952).

Assez tôt et trop commodément, on a taxé Soutter de fou. Or, il se trouve que Vasari, dans ses Vies des meilleurs peintres, souligne dès 1550 l’étrangeté de Piero di Cosimo, «l’excentrique» sur lequel Daniel Arasse insiste encore en 1997 pour mieux élucider les «capricci di questo maes tro» (Vasari). Soutter a-t-il perçu comme une affinité de destins ? D’autant qu’une lecture attentive de la légende du feuillet nous signale qu’il a écrit «Proscris» – à la faveur d’un «lapsus» de graphie assez parlant.

Mais revenons au sujet prêté habituellement au tableau de Piero di Cosimo – sans doute à tort, aussi a-t-on aujourd’hui «neutralisé» son intitulation. Car, à l’évidence, ce n’est pas le royal Céphale qui pleure son épouse (d’ailleurs trop délicatement blessée pour qu’elle soit la victime de l’épieu du chasseur que dépeint le récit mythologique): c’est un satyre qui la garde, au visage avenant – mais qui est tout de même un être ambigu, voire monstrueux, à qui l’on prête habituellement l’infortune et la solitude amoureuses.

Ce petit Pan, créature aimable et velue qu’affectionne le paganisme de la Renaissance, n’apparaît toutefois pas dans les amours de Céphale et Procris relatées au livre VII des Métamorphoses d’Ovide. Serait-il d’aventure issu d’une pièce de Niccolò da Correggio, La Fabula de Cefalo représentée en 1487 à Ferrare, où un faune joue un rôle en délivrant un rapport fallacieux qui alarmera la jalousie de Procris dont il est épris ?

Il pourrait nous être permis de discerner dans le satyre du panneau de Piero di Cosimo la représentation que le peintre donnerait de soi-même. Vasari ne décrit-il pas celui-ci comme un «uomo piuttosto bestiale che umano» ? Le peintre «marginal», aux inspirations très singulières, l’artiste rugueux et rustique dans sa vie courante, à qui l’on ne connaît pas de relation féminine, aurait ainsi été tenté de mettre en œuvre – comme son époque en ouvre la voie – un programme privé dont il détient seul la clef de lecture. Sur quelle douleur intime, qu’il figure peut-être aussi dans le couple enlacé de centaures mourants, au premier plan du Combat des Centaures et des Lapithes (Londres, National Gallery), se penche-t-il donc dans le tableau de déploration et de compassion qui frappa Louis Soutter ?

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