Tony Cragg, lauréat du Turner Prize 1988, présente actuellement son travail des années 1970 à ce jour, à l’occasion d’une rétrospective à la Villa Ciani de Lugano. Près d’une centaine d’estampes et de dessins accompagnent un corpus important de sculptures permettant de comprendre le développement d’un style qui a connu plusieurs étapes.
Si Paris détient les colonnes de Daniel Buren, Montpellier peut se targuer de posséder trois colonnes de Tony Cragg. Érigées au milieu des palmiers, au cœur du carrefour de l’aéroport, comme pour accueillir les voyageurs, elles représentent à elles seules une vingtaine de tonnes dressées à la verticale et hautes d’une dizaine de mètres. Point de vue a donc pris racine il y a cinq ans sur le domaine public et se révèle intensément dynamique sous tous les angles. Le talent du sculpteur britannique lui permet en effet de concevoir des œuvres qui offrent la même intensité plastique, quel que soit le point de vue adopté. Fondées sur l’ellipse, les trois colonnes transcrivent des profils de visages avec tout ce qu’ils impliquent: le rêve, l’imaginaire, la rencontre, le dialogue. Et comme l’explique l’artiste: «Avant, on regardait [le corps] de l’extérieur, on pouvait en apprécier la surface, voire l’admirer. Maintenant, c’est la question de la structure in terne et de la substance qui prévaut: “Pourquoi suis-je perçu ainsi ?”» Constitué par autant d’éléments reconnaissables que non identifiables, 3D Incident (2008), comme Point de vue, comme bon nombre d’autres pièces récentes de Tony Cragg, paraît tout à la fois comme très concrète par endroits, avant de verser résolument dans l’abstrait, puis de renouer avec le figuratif ou d’évoquer du narratif. Les axes variables sur lesquels ces œuvres sont construites contribuent à leur donner une forme vivante qui contraste avec les matériaux fi gés qui les composent.
Être en vie, voir, sentir, ressentir, écouter le monde: voilà les plus grandes sources d’inspiration de Tony Cragg. Premier artiste à exposer sous la pyramide du Louvre en 2011, il avoue volontiers avoir été d’abord intimidé par l’endroit. On le comprend: non seulement parce que le lieu est impression nant, tant par l’architecture que par l’histoire, mais surtout parce que l’artiste n’a pas ou plus l’habitude de réagir à un lieu, d’élaborer un art en fonction d’un espace. Ses projets de sculpture se développent aujourd’hui, presque toujours au sein de son atelier et l’expérience du Louvre ne pouvait se préparer autrement. Par conséquent, jusqu’au moment où la pièce allait entrer dans la vénérable institution, sous les verrières conçues par l’architecte I. M. Pei, il était impossible d’en connaître le résultat. Dressée sur un socle et perçue aussitôt, par certains, comme le cœur du Louvre, Versus – créée toutefois spécialement pour l’occasion – irrigua l’imagination des visiteurs d’une énergie vitale. Caractérisée par la couleur rouge feu, l’œuvre monumentale est emblématique de ce fort senti ment de vie que l’artiste parvient si souvent à traduire plastiquement. Tony Cragg exprime en effet les questions fondamentales, dans un art qui a à voir avec la vie, sans recourir à une imagerie réaliste. C’est la pensée qui, selon lui, met la matière en mouvement: «Les émotions sont la cause du mouvement; la pensée, loin d’être leur contraire, est l’outil qui nous permet d’atteindre les objectifs qu’elles nous ont assignés.» Ainsi, la volumétrie tourmentée et complexe de Paysage mental (2007) fascine par l’ambiguïté des formes où semblent se cacher des significations qui nous échapperaient.
Anthony Cragg n’est pas né artiste. Il a fait un détour par des études scientifiques et a travaillé dans un laboratoire de biochimie avant d’emprunter les chemins sinueux de la création. Il étudie alors l’art, notamment au Royal College of Art de Londres, avant de commencer à exposer dès 1977. Baigné par ces deux univers, il affirme aujourd’hui tout naturellement que l’art n’est rien de plus que le prolongement des sciences. N’ayant jamais renié ses premières études, cette étape nous permet au contraire de lire son travail de façon éclairante: «Depuis la fin du XIXe siècle, la sculpture s’est radicalement transformée: elle mène une recherche fondamentale sur le monde physique.» Né en 1949 à Liverpool et désormais reconnu internationalement comme l’un des plus grands sculpteurs britanniques, Tony Cragg – son nom d’artiste – vit et travaille en Allemagne, à Wuppertal.
Hauts en couleur, ses débuts d’il y a plus de trente ans s’inscrivent dans le sillage des nouveaux réalistes. Les œuvres de cette période résultent en effet de l’assemblage de matériaux de rebut et portent un regard critique sur la société de consommation. Grâce à Duchamp, les objets manufacturés ont pénétré dans le champ artistique, et la sculpture n’est plus faite de marbre ou de bronze uniquement: «elle est faite de bois et de plastique, de cire et de chocolat, de sang et de milliers d’autres matériaux qui expriment la réalité du monde», pour reprendre les explications de Tony Cragg. Contemporain de Richard Long, dont il n’est le cadet que de quatre ans, il fait de la marche une condition essentielle de son travail. Non pas pour créer ses oeuvres à l’extérieur, mais pour récolter le matériau de ses installations. De retour à l’atelier, il trie les objets récupérés – d’abord dans les rues de Londres, puis dans les zones industrielles allemandes – en fonction de leur contour et de leur couleur, puis les empile ou les installe au sol en de grandes compositions. Exemple de mosaïque murale qui s’apparente à un puzzle, Palette (1985) joue précisément sur les mots en présentant les couleurs primaires dominantes sous la forme d’une palette de peintre. Dans ces années-là, Tony Cragg transmue essentiellement le plastique coloré, délaissé par la société, en un nouvel objet issu de son imagination. Minster (1992) est une autre production du genre: par empilement méthodique de pièces de mécanique de rebut, naissent des formes architecturales «gothiques» qui évoquent des cheminées, des clochers d’église ou des minarets. L’artiste s’interrogeait ainsi sur la signification des productions humaines et leur devenir, et également sur notre relation à la nature et à l’environnement urbain.
Le métier s’acquérant avec les années, Cragg prend une autre direction et travaille de plus en plus le verre, le bois, la pierre ou le bronze pour évoquer notamment l’univers de la science. Ainsi, «l’inventeur de formes» à partir d’objets glanés a progressivement cédé la place au «sculpteur de formes». Le point de départ de son œuvre est désormais sa seule sensibilité, face aux différents matériaux qu’il utilise. «Sculpter, c’est faire un usage rare de la matière; un usage dans lequel l’homme l’utilise en petite quantité pour produire quelque chose de parfaitement inutile, mais qui enrichit bel et bien les formes qui nous entourent.»