Voici le peintre le plus simple et le plus direct en apparence. Pourtant son univers, aussi singulier que savamment construit, demeure énigmatique.
Romantisme oblige: la plupart des peintres du XIXe siècle ne pouvaient représenter autre chose, enSuisse, que des glaciers sublimes, des pics sourcilleux ou des torrents sauvages. Corot, non. Il choisit de travailler sur les paysages helvétiques les plus paisibles, voire les plus banals, donnant à tous ses tableaux une atmosphère agreste, sereine, bénigne. Et lorsqu’il prend Genève pour sujet, il nous montre un lac étale, des rideaux d’arbres et de rares maisons inhabitées, comme si les villes ellesmêmes reposaient dans une douce torpeur lacustre et campagnarde. Ce n’est pas encore le geste insolent qui sera celui de Marcel Duchamp sur la riviera lémanique: tournant le dos au panorama du lac et des montagnes, le grand iconoclaste du XXe siècle va s’intéresser exclusivement à une obscure cascade enfouie dans la forêt. Corot ne va pas jusque là, mais d’une manière aussi ferme que discrète, il soumet, à sa volonté de créateur, ce qu’on a coutume d’appeler les spectacles de la nature, et se détourne savamment de ce qu’ils peuvent avoir de trop «pittoresque». Le pittoresque est l’ennemi du peintre comme le romanesque est l’ennemi du romancier.
C’est même tout à fait littéralement que Corot, parfois, tournait le dos aux spectacles naturels, non pour les nier, mais pour mieux les recréer : on raconte qu’un jour, dans la forêt où il avait planté son chevalet, l’un de ses admirateurs, observant son tableau, y vit un arbre magnifique, mais dont il s’escrimait en vain à trouver le modèle dans son champ de vision. Maître, où le voyez-vous, cet arbre ? demanda-t-il. Corot, sans proférer un mot etsans se retourner, désigne alors, du tuyau de sa pipe, un chêne qui se trouvait derrière lui. Choisir, en Suisse, des paysages qui trompent les attentes romantiques; tourner le dos au motif qu’on est en train de peindre: autant de gestes qui montrent à quel point Corot, dont on se plaît à croire qu’il reproduisait la Nature telle quelle, en toute simplicité naïve, était libre à l’égard du monde visible, et le soumettait à ses choix créateurs; à quel point, aussi, il composait ses peintures, comme Baudelaire l’avait bien perçu: «Il est un des rares, le seul peut-être, qui ait gardé un profond sentiment de la construction.» Ses œuvres sont simples, et paraissent spontanées ? Mais la spontanéité et la simplicité sont le fruit d’un travail architectural, d’une pensée ordonnatrice. Parce qu’il n’a pas laissé de textes théoriques ni glosé longuement sur sa propre peinture, on prend souvent Corot pour un homme du pur instinct. Ce n’est pas non plus la vérité: à Genève en 1842, il relit JeanJacques Rousseau, qu’il qualifie de «paysagiste de génie». Et certainement, son Léman doit autant à l’auteur de La Nouvelle Héloïse qu’à l’étendue d’eau qu’il avait sous les yeux.C’est encore Baudelaire qui, pour montrer à quel point Corot tranchait sur son temps, le décrivit non sans humour comme un peintre qui «n’a pas assez souvent le diable au corps». Un tel défaut d’ardeur démoniaque « empêche ce savant artiste d’éblouir et d’étonner». En effet, c’est en vain qu’on chercherait dans ses œuvres l’expression de passions virulentes et contradictoires, traduites par des couleurs ou des formes durement contrastées. Car on peut fort bien peindre avec violence de douces collines et des villages tranquilles, comme le montreront plus tard, entre mille autres, les œuvres d’un Vlaminck ou d’un Soutine. Corot, face aux paysages qu’il élit ou qu’il construit, rend douceur pour douceur. Il ne parle qu’à mivoix, et ce n’est pas toujours le meilleur moyen de se faire entendre dans le bruit et la fureur de son siècle et du nôtre. Mais si nous voulons bien l’écouter, sa parole nous touche et nous enrichit à coup sûr, comme le fait une présence amicale. Paul Valéry l’a magnifiquement exprimé: «Corot n’offre que le conseil de contemplation et de travail. (…) il espère de nous se faire des amis, des compagnons de son regard heureux d’une belle journée, et de l’aube jusqu’à la nuit.»
Cette discrétion surprenante, cet automne rêveur au beau milieu de l’été romantique et de ses violents orages, font de Corot un peintre curieusement étranger à son temps, pour ne pas dire hors du temps. Cela n’est pas seulement sensible dans sa manière d’aborder le paysage (une œuvre comme la Danse des nymphes se rattache directement à Claude Lorrain, donc au XVIIe siècle), mais aussi dans sa conception du portrait. Voyez sa Liseuse de la collection Bührle: ce qui a frappé les spectateurs et les critiques, c’est que Corot, contrairement à d’autres peintres qui traitèrent le même sujet, n’accorde aucune importance au livre lu, à ses éventuels effets sur la jeune fille plongée dans sa lecture. De surcroît, il installe son modèle dans un atelier de peintre dont la nudité confine à l’abstraction. Rien de réaliste dans ce tableau, rien de psychologique, rien de narratif.On se souvient du mot de Mallarmé devant une danseuse: ce n’est pas une femme et elle ne danse pas. Le poète voulait dire, bien sûr: ce qu’elle m’offre est au-delà de son corps, audelà de ses gestes. Dans le même esprit, nous pourrions dire de la Liseuse: ce n’est pas une jeune fille et elle ne lit pas. Du moins sentons-nous que le peintre, bien au-delà de son sujet, se voue à la quête profonde et subtile de la sérénité picturale. Sérénité qui atteint à son comble dans les œuvres où des personnages habitent un paysage: c’est toujours ce dernier qui donne le ton, et qui enveloppe les humains de sa douceur méditative. Quant à l’étrange brume qui parfois envahit ces tableaux, et que Théophile Gautier décrivait comme une «gaze d’argent», ce n’est pas la brume romantique : c’est une manière de transformer, avec une précision paradoxale, le monde en souvenir.