L’exposition de Lyon est un véritable événement. Lequel tient tant à l’exceptionnelle rareté de la redécouverte (bouleversante) de peintres anciens qu’à la singularité et à la force du langage que Cretey sut développer pour conduire une carrière certes honorable, mais en marge de son siècle, car son art était incommode, et le demeure.
Son nom est quasiment inconnu des dictionnaires de la peinture et des collectionneurs comme deshistoriens de l’art. Sauf d’un amateur et antiquaire lyonnais persévérant, Michel Descours. Et de quelques érudits. Tels ceux Lucie Galactéros de Boissier, Gilles Chomer, Pierre Rosenberg qui, en 1988, proposent à trois mains une synthèse fondatrice sous forme de question: «Pierre-Louis Cretey: le plus grand peintre lyonnais de son siècle ?». Quel siècle, au fait ? Le XVIIe et en dire plus présente déjà une première difficulté. Car Louis Cretey (c’est sous ce seul prénom que les registres l’ont retenu) naît à Lyon entre 1630 et 1637; il meurt en Italie, peut-être à Paris, plutôt qu’à Lyon, en 1702 ou 1703 – ou peu, sinon beaucoup de temps après. Les recherches les plus approfondies menées récemment par Aude Henry-Gobet n’ont pas donné mieux.La carrière de Cretey paraît se développer par étapes. Après une formation auprès de son père, à Lyon, le peintre fait un premier séjour romain, dès 1661. Puis s’égrènent une suite de présences attestées à Parme (?: 1667 – si on en croit une «machine» en l’honneur de Clément IX gravée à l’eau forte), Lyon (1667, pour son mariage), de nouveau à Parme (1669), puis à Lyon (1671), derechef à Rome (1671), où il semble demeurer pour le moins jusqu’en 1679. Le paiement d’une commande des Jésuites, en 1683, certifie son retour à Lyon, où il travaille jusqu’en 1696 au moins. Deux documents bancaires confirment in fine sa résidence à Rome, en 1700 et 1702. Un seul tableau porte, au dos de la toile, une date : Cretey : Romæ 1671. Tout cela fait un curriculum aussi lacunaire que flottant.
Certes, Cretey n’évolue pas dans quelque stratosphère privée d’air et de repères. Il œuvre dans le climat de Renaissance artistique qu’a promu la Contre-Réforme triomphante, à Rome, et l’opulence manufacturière et économique, à Lyon. On connaît nombre de ses collectionneurs et commanditaires – tels Giovanni Simone Boscoli, un lieutenant général de Ranuccio II Farnèse, à Parme, le cardinal Giuseppe Rento Imperiali et le comte Francesco Maria Carpegna, à Rome; à Lyon, les marchands Louis Bay et Jean-François Clavel, la confrérie des Pénitents blancs, les Dames (bénédictines) du couvent de Saint-Pierre (aujourd’hui Musée des BeauxArts, dont le grand réfectoire aux sculptures baroques abrite toujours la double lunette monumentale de la Multiplication des pains et de la Cène peinte par Cretey en 1684-1686 [P. 35-I et 35-II], précisément, ce qui donne une justification supplémentaire à l’exposition que propose l’institution).Le siècle de Cretey est informé par Peter Paul Rubens (1577-1640), les frères Antoine (?: 1588-1648), Louis (?: 1593-1648) et Matthieu (1607-1677) Le Nain, Nicolas Poussin (1594-1665), Pietro da Cortona (1596-1669), Rembrandt (1696-1669), Diego Velázquez (1599-1660), Claude Lorrain (?: 1600-1682), Charles Le Brun (1616-1690). Le Lyonnais est le contemporain de Luca Giordano (1632- 1705). Il est le cadet du Tessinois Pier Francesco Mola (1612-1666), avec qui il partage d’évidentes caractéristiques de vision et d’exécution (voir par exemple la Vision de saint Jérôme [P. 17; vers 1675-1680]), et le cadet encore de Salvator Rosa (1615-1673). Il est plus jeune que Thomas Blanchet (1614-1689), nommé en 1675 peintre officiel de la Ville de Lyon, tempérament beaucoup plus académique, avec lequel il a toutefois été souvent confondu avant 1988 et qui semble avoir favorisé ses commandes lyonnaises.
Mais Louis Cretey reste un cas à part, pour lequel les siècles passés n’ont guère montré d’indulgence et cela s’est prolongé jusqu’il y a peu. Moins maniériste que baroque, il l’est différemment. Pas vraiment classique, il n’est pas porté à l’imitation et à l’ajustement aux normes. Il travaille, sans chercher à rentrer dans le rang. Trait blâmable pour son époque, il semble ne pas avoir préparé ses compositions par le dessin – on ne connaît, par hypothèse, que quatre feuilles de lui, pourtant très convaincantes. Justement, cette capacité de vive décision graphique, qui s’exprime à la plume rehaussée de lavis et de gouache blanche et séduit le XXIe siècle, n’a pas toujours ému la critique ancienne (n’oublions pas que tout art a été contemporain, un jour !). Dans ses Recherches pour servir à l’histoire (Lyon 1757), Jacques Pernetti retient que «Cretet, Lyonnois», ce «peintre assez difficile à définir, admirable dans le clairobscur & la composition […] étoit si mauvais dans la justesse des formes & si maniéré, que sesdéfauts ont prévalu sur ses bonnes qualités». Aujourd’hui, ce sont au contraire sa «licence», ses «excès pathétiques» qui nous permettent enfin d’identifier et d’aimer son œuvre.Le catalogue d’exposition et tout ensemble catalogue raisonné du Musée des Beaux-Arts de Lyon qui, avec toutes les inévitables et très franches interrogations d’une première monographie, rassemble près de quatre-vingt numéros, opère par regroupements chronologiques et géographiques, dont les affirmations pourraient parfois sembler somnambuliques. Y a-t-il vraiment toute la distance de Rome (1661-1679) à Lyon (1680 ?-1696) entre le drapé à découpe brisée et plans facettés de la Résurrection du Christ aux yeux cherchant le ciel (P. 13; vers 1675 ?) et celui de la robe dans laquelle se renverse saint Bruno saisi par sa Vision (P. 42) ? Certes, la Résurrection est une peinture claire, alors que saint Bruno est nimbé d’un fond de ténèbres… Et y a-t-il une telle discontinuité entre ce Christ et cette autre peinture de clairobscur qu’est Énée et la Sibylle de Cumes (P. 33) ?
Il est sans doute plus simple de pointer les particularités distinctives de Cretey. D’abord, une manière de busquer les nez, d’exorbiter les yeux, comme si les visages devaient ainsi renvoyer à une antiquité archaïque (même s’il s’ouvre au paysage, Cretey ne quitte pas la Bible et les saints, la mythologie et l’histoire, tout en explorant parfois une iconographie précise par dérivations sérielles). Cretey affectionne le renversement en oblique vers l’arrière, les compositions cruciformes et les désaxements (ce qui est plus un moyen plastique de tenir la surface et d’en déployer l’énergie qu’un artifice de narration théâtrale). Cretey privilégie l’agrégat des figures; l’enchaînement des formes parfois n’aide pas à les distinguer les unes des autres, que ce soit dans la troublante Bacchanale (P. 45) centrée sur une déesse (?) qui allaite un paquet de chair monstrueux ou dans le petit tableau arcadien des Trois moines dans un paysage (P. 49). Cretey possède un art de l’éclairage – son clair-obscur est toujours vanté – dont la turbulence, surtout dans les paysages, libère une dramatique antinaturaliste qui peut renvoyer à un Alessandro Magnasco (1667-1749).Ces insistances structurales, ces mises sous tension, ces « fusions » et toutes les autres «incorrections» anatomiques que l’ont peut relever, mais qui n’ont plus guère de sens à nos yeux modernes, tiennent pour beaucoup à la touche chargée et au fa presto de la brosse qui paraissent livrer davantage des approximations inspirées que des observations rigoureuses, à une époque où le non finito n’était pas un idéal.On aura compris que tous ces fascinants «défauts» prennent le pas sur la règle et alarment désormais l’imaginaire. Parler ici de surréalisme n’a pas de sens. Mais la structure compositionnelle et la facture picturale de l’œuvre de Cretey soutiennent magnifiquement le jeu offert à l’amateur d’aujourd’hui: celui de la recherche et de l’interprétation. Quelles sont les références à reconnaître par exemple en contemplant la Femme allongée conversant avec un soldat (P. 29) ? Nous aimerions suggérer la rencontre d’Antoine et de Cléopâtre sur les bords du Nil ou, dans L’Énéide, le poème de Virgile, la demande de Didon réclamant à Énée le récit de ses malheurs après la ruine de Troie. Infandum regina iubes renovare dolorem: tu m’ordonnes, Reine, de renouveler une douleur indicible.Pareillement, on devine enfin que Louis Cretey le Mystérieux, s’il est définitivement sauvé de l’oubli, fera encore longtemps l’objet de lectures toujours recommencées.