L’expérience de l’éclair, l’exploration du ciel au télescope: la volonté de Hans Hartung encore très jeune de capter cela dans le dessin, va informer durablement son œuvre, et jusqu’aux dernières toiles. Attaché à (re)construire sans cesse l’émotion, le peintre phare de l’abstraction d’après-guerre mettra en place une «fabrique» à l’ancienne, tout à la fois vouée aux démarches les plus innovantes.
Vers le milieu des années 1960, « un Album d’art Skira », conçu par l’éminent éditeur genevois, réunit sous le titre Peintres fran-çais contemporains, une petite suite de magnifiques planches en couleur: Roger Bissière (1886-1964), Nicolas de Staël (1914-1955), Jean Bazaine (1904-2001), Gustave Singier (1909-1984), Serge Poliakoff (1900-1969) et Pierre Soulages (1919). Mais ce qui orne, en grand, la chemise rempliée de cette belle publication, c’est T 1956-9, une huile de Hans Hartung (1904-1989; ill. 1).Sans doute a-t-on peine à concevoir de nos jours que la peinture abstraite de l’époque, cette abstraction lyrique – qui, en Amérique, se nomma Action Painting, avec d’autres paramètres –eut Hartung pour référence à tout le moins européenne dès 1950 et pendant bien une double décennie. Au midi de ce temps fortuné, en 1960, celui-ci reçoit d’ailleurs la consécration du Grand Prix international de peinture de la Biennale de Venise. Certes, la visibilité sur la scène artistique est souvent passagère, l’importance historique d’un créateurne suffit pas à l’y installer. Mais aujourd’hui, Hartung reprend la place qui lui revient – sous de nouveaux regards.Voilà un demi-siècle, on admira dans T 1956-9 (ill. 2) une œuvre de l’affirmation de soi et de la liberté. D’une sorte de calligraphie de l’urgence intérieure jaillissait un bouquet d’énergie vive où, sous l’étagement des strates et des intersections de roseaux graphiques qui s’enlèvent sur une surface étale, se lisait l’amplitude du geste, la vitesse d’exécution. Ce psychogramme respirait autant l’automatisme que la maîtrise (du hasard). À un moment où l’on découvrait encore Mondrian (1872-1944) et son rationalisme orthogonal, ce chant du trait de pinceau constitué en signe immobile et monumental paraissait offrir la mesure et la structure de l’action, clef de la connaissance. Pierre Daix, en 1991 encore, verra dans ce type de «peintures en gerbes de coups de pinceaux aussi souples que rapides […] des éclatements, des éruptions de signes qui conservent tout l’élan de la main du peintre sur des fonds colorés gé- néralement neutres».
Cette grande toile aux tonalités graves de terres sur fond de ciel, se révèle d’autant plus importante qu’elle fut retenue par Anna-Eva Bergman (1909-1987), la femme de l’artiste, pour sa collection personnelle. Or, ce chefd’œuvre austère et fascinant, résolument tourné vers la simplicité du geste décidé, exact, imparable (alors que la peinture des collègues de l’époque était d’une tout autre complication), est réalisé avec un soin extrême: il restitue en fait une petite page, proche sans doute du format A4, tracée et imaginée d’abord au pinceau à l’encre de Chine et lavis.Depuis une douzaine d’années, on saisit mieux le travail de l’artiste: pour un même sujet, l’on a montré, tirés des fonds d’atelier, le dessin préparatoire sur papier (ill. 3), la mise au carreau et l’agrandissement de l’esquisse, reportée au fusain sur un enduit à l’huile – toile finalement abandonnée (ill. 4) – et l’exécution conclusive, dans son achèvement magistral (ill. 5). L’ensemble des trois modalités en écho atteste l’habileté hartungienne à «reproduire», loin de toute «spontanéité», une composition princeps. On peut faire confiance tant à la main du maître qu’aux traditionnelles astuces d’atelier pour expliquer la fidélité du résultat.De fait, Hans Hartung a conduit sa production, tout au long de sa carrière, comme un maître ancien, à la tête d’un atelier, entouré, dès le milieu de sa vie, d’assistants dont on peut cependant être assuré qu’ils n’agissaient jamais à la place du patron. La «fabrique» Hartung était méthodiquement conduite, pour tirer tout le parti possible de l’intuition créatrice inaugurale. Aussi son œuvre additionnet-il non les répétitions mécaniques mais les exécutions variant les supports, les formats, les techniques, les couleurs, en autant d’explorations de données matrices, dont l’artiste ne se satisfait jamais (ill. 6, 7).
Ce long et constant retour à soi-même et à son lexique formel constitutif trouve son fondement dans l’adolescence et le dessin. Dans son Autoportrait, suite d’entretiens publiés en 1976, Hartung déclare: «Un beau jour, j’envoyai tout au diable et je sortis mes anciens dessins, je retournai à mes taches des années 1922-1924, je me mis non plus à dessiner et à peindre ‘à la manière de’, non plus selon le cubisme ou n’importe quel autre ‘isme’. Mais selon moi-même, à ma manière.»Très jeune déjà, Hartung avait dessiné des «éclairs» et des «taches». Il a plus d’une fois raconté son expérience fondamentale. Il s’appliquait à tracer sur le papier les zigzags de lumière avant que le tonnerre n’éclatât: «C’était ma façon de conjurer la foudre. Si mon crayon était aussi rapide que la foudre, rien de mal ne pouvait m’arriver», se souviendra-t-il encore en 1981. Ce vécu fondateur exercera ses effets jusque dans ses derniers jours, quand, sur son fauteuil roulant – il a perdu une jambe à la fin des opérations de guerre –, Hartung reste encore jeté dans la bataille d’une peinture sauvagement terrienne et sublimement cosmique, souvenir toujours actif de ses «Blitzbücher» de jeunesse (ill. 8, 9).Vers l’âge de seize ans, en 1921, au lycée ou ailleurs, Hartung multiplie ce qu’il appelle ses taches: «Je faisais des taches d’encre, je dessinais par taches et enfin des taches pour elles-mêmes». Plus tard, il ajoutera: «Je passais mes journées au café du Dôme. Avec le café-crème, le garçon donnait du papier et de l’encre, et je dessinais, dessinais, faisais des taches.» Abréviatures d’œuvres, œuvres en germe, ce travail d’esquisse fournit à Hartung le matériau de ses grandes pièces.
Cela vaut tout d’abord pour la période d’avant-guerre. Même les feuilles des années 1933 (ill. 10) à 1935, qui vont alors jusqu’aux dessins les yeux fermés (quarante ans avant les blind drawings de Robert Morris [né en 1931]), pour laisser surgir le mouvement intime, ineffable et pressant, éloigné des apparences de la réalité descriptive, conduisent à des tableaux (ill. 11) dans lesquels on rencontre par exemple des moments de dilatation spatio-temporelle et des effleurements formels où tout à coup Hartung apparaît, telKandinsky (1866-1944) vingt ans plus tôt, comme le montreur de toute la poétique abstraite du «modèle intérieur».Le «départ» dans le dessin persistera jusqu’au début des années soixante: «Je ne parvenais tout simplement pas à attaquer directement une toile. Jusqu’il y a deux ans, les grands tableaux étaient sans exception précédés par des études, le plus souvent des dessins. Je transférais ensuite le projet sur la toile», confiera le peintre en 1962 à un interlocuteur allemand.Tout l’œuvre de Hans Hartung tient dans cette balance entre le geste et l’épure, la décantation, entre ce qui jaillit – du psychisme et de la main impulsive autant que cultivée et ralentie – et ce qui se trouve mis en forme – par la réflexion et le métier. Ce n’est pas sans raison qu’une exposition récente à Leipzig (où Hartung est né) s’intitulait Spontanes Kalkül et que la Fondation Maeght s’est décidée à explorer Le geste et la méthode.Des aquarelles «informelles» agrégeant des teintes éclatantes et indescriptibles que Hartung lance sur le papier en 1922 – et qui ne doivent rien à Kandinsky – aux toiles ultimes marquées de fouettages feuillus, de jets et de nébulisations de peinture acrylique (1987- 1989), pratiques insolemment «contemporaines» à nos yeux, en passant, au fil des années 1930 à 1970, par les constructions de couleurs et d’abréviations, les signes plastiques non allusifs, souples et rythmés, les faisceaux serrés d’écriture au pinceau noir, les grattages fébriles, Hans Hartung jette et assoit dans l’espace de la peinture, celle du XXe siècle, un langage désormais lié à ce qu’on appellera tour à tour l’art informel, l’abstraction lyrique, le tachisme, la peinture gestuelle, le non figuratif – toutes tendances souvent rapportées à l’École de Paris.
Or, Hans Hartung, que l’on pourrait situer dans la postérité des improvisations lyriques de Kandinsky en 1911-1913, naît seul à l’art abstrait (non géométrique, bien sûr), vers 1922; puis il met au point dans les années 1930 un vocabulaire personnel de signes-gestes et il établira après la guerre un langage – et même des standards – parallèles à ceux que pratiqueront des Américains tels que Pollock et Franz Kline sous les termes de Action Painting et Abstract Expressionism.Mais l’acte physique de peindre, comme donnée brute, à l’américaine, n’est pas tant le moteur de Hans Hartung – même si la gestuelle du poignet joue un rôle évident dans ses dessins. Ce qui le mobilise en réalité est la construction du tableau, qui ne vise pas à représenter directement le visible. En cela, Hartung est un héritier «latéral» du cubisme. Quelles que soient ses origines, voire son romantisme initial, il laissera de côté le surréalisme. Et dans son abstraction (ce qu’il abstrait de son rapport au monde), l’artiste alliera le dépouillement (français) à la verve expressionniste (allemande), sachant combiner son goût des accidents de l’inspiration avec son intérêt pour la section d’or et sa recherche d’équilibre. C’est cette spécificité-là qui le fera reconnaître à Paris autant qu’à Munich et à New York comme un maître, un artiste éminemment singulier – et européen.Hans Hartung, artiste né en Saxe et devenu français, est un humaniste, un artiste complet. Sa scolarité gréco-latine, ses lectures classiques, son attachement fondamental à la musique (Bach ou Haendel ne cesse de résonner dans son atelier), sa fréquentation des maîtres anciens (Rembrandt, Goya), son engagement contre le nazisme (Allemand, il entrera deux fois à la Légion étrangère), son immersion dès les années 1930 dans le milieu parisien, font de lui un Européen aussi cultivé qu’éveillé. Sur ce terrainpropice, se développent une très solide formation professionnelle, un œil photographique pénétrant (Hartung laissera plus de 30’000 clichés, qui souvent dialoguent avec sa peinture), des entreprises d’architecte (il construira trois maisons), la capacité spécifique d’inventer les outils de l’expression plastique, pour l’estampe comme pour la peinture (au pinceau s’ajoutent le rouleau, le racloir et tant d’autres instruments). C’est comme le fruit de cette personnalité plurielle qu’on reprend aujourd’hui la mesure d’un art attaché à (re)construire sans cesse l’émotion.