«Il y a plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions».
Cette affirmation du peintre se vérifie jusqu’aujourd’hui. En effet, c’est bien le côté mystérieux, énigmatique, inquiétant de ses tableauxqui frappe le spectateur. Leurs titres soulignent cet aspect d’étrangeté qui a déjà séduit tant de contemporains de De Chirico, à commencer par Apollinaire et les surréalistes: L’Énigme d’une après-midi d’automne (1909), L’Énigme de l’oracle (1910), L’Énigme de l’heure (1912), L’Énigme de l’arrivée et de l’après-midi (1911-1912), L’Énigme de la fatalité (1914). Parfois, le mot «énigme» est remplacé par «inquiétude» ou «secret» ou «mélancolie». Ce qui ne nous rassure guère. L’effet est toujours le même, celui d’une mise à distance d’un monde qui nous est, en apparence, familier mais où personne ne se reconnaît.Né de parents italiens à Volos, port grec d’où partirent les Argonautes à la conquête de la Toison d’or, Giorgio De Chirico et son frère cadet – qui fera une belle carrière de musicien, d’écrivain et de peintre sous le nom d’Alberto Savinio – font leurs études à Athènes, avant de s’installer à Munich où ils subissent, une première fois, l’influence de Böcklin, de ses faunes, de ses centaures et, surtout, de son Île des morts. De retour à Milan, en 1909, au moment où Marinetti lance le futurisme, ils étudient, eux aussi, Schopenhauer et Nietzsche, philosophes qui les confortent dans l’idée que notre vie n’est qu’un jeu d’ombres. C’est à Florence, Piazza di Santa Croce, que De Chirico fait l’expérience «métaphysique» de ce grand espace vide, où le temps s’est arrêté, où tout est attente, angoisse, silence, menace. C’est de cette expérience, traduite une première fois dans L’Énigme d’une après-midi d’automne (1909), qu’est né ce que De Chirico a appelé pittura metafisica. Ce tableau-clef, exposé à Paris au Salon d’automne de 1909, est une des bonnes surprises de l’exposition, car il n’a plus été montré au public depuis trois-quarts de siècle. Ni la très belle exposition du Kunsthaus de Zurich, en 1998,Arnold Böcklin – Giorgio De Chirico – Max Ernst.Eine Reise ins Ungewisse, ni celle consacrée à Italia Nova au Grand Palais, à Paris, en 2006, n’avaient réussi à l’obtenir.Depuis celle qui s’est tenue à Zurich en 1933, l’exposition de Winterthur est la première rétrospective consacrée au seul De Chirico en Suisse. Le parcours conduit de la pittura metafisica aux bagni misteriosi des années 70, en passant par les figures mythologiques des années 30 et les nouvelles variations métaphysiques de l’entre-deux-guerres. Le tout ponctué par une série d’autoportraits et un retour sur trois expositions historiques, celles de Zurich, consacrées en 1927 à l’art italien, et en 1933 au seul De Chirico, et celle de Hanovre en 1970. C’est l’occasion de rappeler les controverses qu’a très tôt suscitées cette œuvre. Mais ce parcours chronologique fait aussi mieux comprendre l’évolution du peintre, ses ruptures, ses reniements, sa fidélité à lui-même. Ses apparentes contradictions ont d’ailleurs fait que ses premiers admirateurs se sont très tôt détournés de lui. Sensibles au côté prophétique de sa pittura metafisica, les surréalistes l’ont considéré comme «une sentinelle sur la route à perte de vue des qui-vive». C’est ainsi que le définissait André Breton qui, à vingt ans, avait acquis Le Cerveau de l’enfant et s’était fait photographier devant L’Énigme d’une journée. De Chirico traduisait alors à ses yeux l’angoisse de l’homme dans une société en décomposition et les interrogations devant un avenir des plus incertains. Mais dès le milieu des années vingt, De Chirico se détourna des recherches qui pouvaient le rapprocher des surréalistes, pour se tourner vers une peinture plus académique. La brouille était inévitable, les surréalistes opposeront toujours le premier De Chirico au peintre néo-classique qui, de surcroît, se mit à copier ses premiers tableaux. Or le réemploi de fragments venus d’un peu partout, y compris d’œuvres antérieures, n’est-ce pas un des procédés caractéristiques de notre modernité ? L’excellente rétrospective préparée par Gerd Roos et Dieter Schwarz relance fort utilement le débat