Platon soutient que «l’essence de la ressemblance, c’est la dissemblance». Dans la phase actuelle de son œuvre, en «réécrivant» des motifs de sa propre jeunesse comme autant de réemplois non identiques, Georg Baselitz relance le vieux débat de l’imitation et de la novation. Tout en renvoyant sans doute subrepticement au ready-made – que la peinture ne cesse de cultiver et de dépasser.
Les amateurs de musique connaissent les transcriptions pour orgue seul, vers 1714-1717, par Jean-SébastienBach (BWV 593, 594, 596), de concertos pour violon et orchestre d’Antonio Vivaldi. Dans sa Dixième symphonie, Pierre Henry opère un gigantesque collage d’extraits des neuf symphonies de Beethoven, qu’il va encore remixer à la faveur d’une novation sonore et rythmique, au festival de Montreux en 1998. De Johann Strauss, le compositeur de valses allantes, Arnold Schönberg, le père de la musique atonale, réduit en 1921, pour piano, harmonium et quatuor à cordes, le Lagunenwalzer (op. 411) et, en 1925, pour flûte, clarinette, piano et quatuor à cordes, le Kaiser Walzer (op. 437) de Johann Strauss. Lionel Bord (1976) traduit en 2007, pour ténor et huit violoncelles, les six mélodies originalement composées pour mezzo-soprano et orchestre des Nuits d’été (op. 7) d’Hector Berlioz. Les transpositions et autres transformations sont pratique courante dans le domaine musical.Mais les arts visuels non plus ne sont pas indemnes de ces élaborations en écho. Tout art est d’abord l’art d’avant, insistait André Malraux. La citation, la mise en abyme, la variation et toutes les autres dérivations sont courantes. Pour circonscrire cette immense question, on se permettra de renvoyer à Picasso, qui puise dans l’œuvre d’artistes qui l’ont précédé. En 1949, il adapte, sur pierre et sur cuivre, Vénus et Amour et David et Bethsabée, de Lucas Cranach; entre 1954 et 1955, il explore, pinceau ou crayon lithographique en main, Les Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix; de 1960 à 1961, le vieux peintre paraphrase longuement, à quatre-vingts ans, Le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet.Georg Baselitz (1938) a plus d’une fois eu recours à des modèles extérieurs. Ainsi, entre 1998 et 2002, il emprunte au réalisme socialiste les sujets de ses Russenbilder. Mais voilà qu’en 2005, il fait retour à ses propres motifs. Certes non pas comme Giorgio de Chirico, qui n’hésite pas à réitérer inlassablement ses tableaux dans le style «métaphysique»: entre 1945 et 1962, le maître fac-simileur produit à tout le moins dix-huit copies (originales et trompeuses) des Muses inquiétantes, de 1917. Ni même comme Edvard Munch qui, souligne Baselitz, «a répété au cours de sa vie, jusqu’à vingt-cinq fois, un grand nombre de ses tableaux connus, célèbres, de ses Highlights: les Jeunes filles sur le pont, Le cri, Puberté et d’autres».Baselitz mène avec sa propre production des années 1960 pour l’essentiel, mais aussi, plus ponctuellement, de 1981, 1998 et même de 2003, une Auseinandersetzung, un dialogue de peintre et de dessinateur plein de verve et de maîtrise. Que ce soit en partant de petits dessins noirs à l’encre de Chine ou de toiles aussi importantes que Die große Nacht im Eimer (La grande nuit est foutue, 1962-1963; Cologne, Museum Ludwig), Baselitz (re)fait défiler en grand format le cortège des héros, partisans, pieds, peintres, aigles, bergers et amis qui peuplent sa jeunesse. L’artiste parle à juste titre d’«Erinnerungsbilder», de tableaux souvenirs.Cette relecture formelle tant de l’œuvre inaugural, lequel date d’avant la fameuse exécution tête en bas des images (dès 1969), que de motifs beaucoup plus récents, affiche trois paramètres: le geste s’affirme dans une ductilité neuve de l’écriture; l’économie chromatique se dépouille; le format se monumentalise, sur toile comme sur papier. Cette phase nouvelle, dans laquelle, dès 2005, il se rend visite à soi-même, en dehors de toute mimèsis plastique, comme s’il se «refaisait» librement sur des modèles anciens, le grand peintre allemand l’appelle Remix. Le Remix, par quoi Baselitz se (re)plonge dans son ouvrage et tout à la fois prend du recul, s’inscrit dans les longues séquelles de la déconstruction/reconstruction post-moderne: en cela, il colle à notre temps.Arrêtons-nous à un exemple. Les attributs qui ornent le «héros» ou jonchent le sol autour de lui sont tendus par la main du destin: deux tableaux explicitent ce thème en 1964-1965, l’un à fond de nuit, Die Hand – Das brennende Haus (La main – La maison en flammes) et l’autre à fond clair, Die Hand – Die Hand Gottes (La main – La main de Dieu). Voici ce que Baselitz m’en disait en 2006: «Les motifs, chez moi – la main, la maison, la chaise – sont à vrai dire des objets issus de la sphère intime. Tu as sur un plateau, dans ce cas, une maison qui une fois brûle et l’autre fois ne brûle pas, une brouette, une charrue, une sorte d’arme, un col, etc., soit des objets appartenant à l’ordre de l’économie, de l’agriculture, ou à l’aire dans laquelle j’ai grandi. Je les ai mis sur la paume d’une main. Et bien sûr, tu connais ces représentations de mains, d’une main qui sort du ciel et apporte la pluie, l’éclair, le tonnerre. L’intention va dans ce sens».
En 2005, dans deux peintures, Baselitz redouble, comme en miroir, ce bras tendu, et pousse ainsi très loin, presque emblématiquement, le geste d’ouverture. L’une des mains, sous un ciel noir, ne porte plus que la maison en feu, l’autre, dans la clarté et la substance de l’espace, offre la maison, le petit étang et la charrue. Il y a dérive. Insistons, le Remix, cetteversion modifiée et parfois exhaussée, au sens le plus fort, voire réorchestrée sinon remastérisée, n’est pas un remake. Mais bien une réinvention, qui fait signe. Si bien que tout récemment, en 2007, Baselitz variera encore au gré de quatre toiles nouvelles la singularité de cette main, seule cette fois-ci et sans qu’on puisse définitivement conclure s’il y a ou non incendie.