Philippe Starck

Brosses à dents, chaises, musées, mega-yachts, fusées, Philippe Starck, l’enfant terrible du design mondial a tout fait. Mais qui est cet iconoclaste vêtu comme un chauffeur de poids lourd, qui avoue un malentendu total avec le monde d’aujourd’hui, se dit masochiste mais est un tayloriste du sexe, qualifie le design de media imbécile et autiste, prône l’immatérialité des «non-objets» et vit entre son jet et des cabanes en forêt ? Starck, un antidandy désespéré et subversif ? Un mutant post-moderne ? Voici l’homme Starck au miroir de lui-même, tel qu’il se met pour nous à nu, corps et âme.Gilles Hertzog:Commençons par vous-même. Si vous deviez tracer votre auto-portrait: Starck par Starck ? Par-delà le designer mondialement connu, Philippe Starck au miroir de lui-même.Philippe Starck:Ayant une piètre opinion de moi, je suis formidablement anxieux, peu doué pour la vie, entretenant un malentendu total avec la société et vivant dans une extrême relativité, selon le principe d’Einstein: quand rien n’existe en soi, il est difficile de croire en la vie et en soi-même. J’ai si peu le goût de ma propre existence que j’en fais beaucoup pour essayer d’exister. Une des façons de mériter d’exister, c’est de servir, vieille séquelle de mon éducation chez les Jésuites. J’essaie donc de servir par mon travail, servir mes amis et la femme que j’aime. En résumé, je suis une employée de ménage anxieuse, qui tente d’être bien vue de ses patrons.Cela ne va pas jusqu’à servir la société, par votre travail de designer ?Je n’ai...

Brosses à dents, chaises, musées, mega-yachts, fusées, Philippe Starck, l’enfant terrible du design mondial a tout fait. Mais qui est cet iconoclaste vêtu comme un chauffeur de poids lourd, qui avoue un malentendu total avec le monde d’aujourd’hui, se dit masochiste mais est un tayloriste du sexe, qualifie le design de media imbécile et autiste, prône l’immatérialité des «non-objets» et vit entre son jet et des cabanes en forêt ? Starck, un antidandy désespéré et subversif ? Un mutant post-moderne ? Voici l’homme Starck au miroir de lui-même, tel qu’il se met pour nous à nu, corps et âme.
Gilles Hertzog:Commençons par vous-même. Si vous deviez tracer votre auto-portrait: Starck par Starck ? Par-delà le designer mondialement connu, Philippe Starck au miroir de lui-même.Philippe Starck:Ayant une piètre opinion de moi, je suis formidablement anxieux, peu doué pour la vie, entretenant un malentendu total avec la société et vivant dans une extrême relativité, selon le principe d’Einstein: quand rien n’existe en soi, il est difficile de croire en la vie et en soi-même. J’ai si peu le goût de ma propre existence que j’en fais beaucoup pour essayer d’exister. Une des façons de mériter d’exister, c’est de servir, vieille séquelle de mon éducation chez les Jésuites. J’essaie donc de servir par mon travail, servir mes amis et la femme que j’aime. En résumé, je suis une employée de ménage anxieuse, qui tente d’être bien vue de ses patrons.Cela ne va pas jusqu’à servir la société, par votre travail de designer ?Je n’ai aucune notion du public. Seuls comptent les individus. Je vis dans des cabanes en pleine forêt, au bord de la mer, dans la boue, sans eau ni électricité. Je vis tel un autiste moderne. Quand je sors de ma réclusion, j’utilise les moyens les plus modernes de communication, mais seulement pour transmettre des idées à des fins professionnelles. Je ne me déplace jamais pour mon plaisir, mais seulement par obligation. Par philosophie, éthique et vie personnelle, je n’ai aucune notion de la sphère publique.Vous semblez être très fortement du côté de la jouissance, dans votre vie comme dans votre travail de designer. Vous êtes un anti-puritain, sexué, un vivant pléthorique, dont on ne compte plus les réalisations et les projets dans le monde.Cet aspect jouisseur est une apparence, issue d’une éducation où l’on doit toujours montrer une face polie, enjouée. Mais derrière cette façade, je suis le contraire d’un jouisseur. J’ai quasiment tout ce que l’on peut avoir dans la vie, mais ma suprême élégance est de ne pas en profiter. Chaque moment n’est pas vécu; chaque possession n’est pas possédée, chaque plaisir charrie son contraire. Je suis un cas extrême de masochisme.En revanche, oui, je suis quelqu’un d’éminemment sexuel. Rien d’autre ne fonctionne chez moi, sauf mon goût pour la science, les choses philosophiques. Je vis le sexe sans perversion, selon des cadences tayloristes. Pour autant, je n’ai connu que quatre femmes en tout et pour tout. Je suis l’homme le plus fidèle qui soit. En amour, en amitié, en travail, en intégrité, en pensée.Prenons mon travail de designer. Je travaille beaucoup, avec quelque résultat, et je pourrais être un capitaliste. Sauf que mon éducation familiale et religieuse m’ont fait mépriser l’argent.Vous en gagnez beaucoup, cependant.Au lieu de capitaliser, j’ai inventé un ventilateur à billets de banque qui permet de les brûler à grande vitesse. Quant au vivant pléthorique accumulant réalisations et projets, c’est d’abord pour être logique avec moi-même, dans la mesure où le design, l’architecture ne m’intéressent pas. Métiers que j’ai acceptés par paresse, que je fais plutôt bien, en homme consciencieux. J’ai même porté le design à des dimensions inattendues. Je touche à tout, certes, mais c’est juste un moyen d’expression. Et le pire de tous. Si un journaliste peut changer le monde par un article, un homme politique par un discours, un chanteur par une chanson, moi, j’ai pris le moyen d’expression le plus muet, le plus autiste, le plus lourd, le plus lent. Pour exprimer une idée, chaque objet que je crée est une lettre, chaque addition d’objets un mot, et en toute une vie, j’arriverai peut-être, avec ce media imbécile, à articuler une phrase. Je refuse 90% des propositions que l’on me fait, le reste me sert de prétexte à parler de choses diverses. C’est pour cela que je crée des fusées, des avions, des bateaux, des motos, des hôtels, des musées, de la nourriture organique, des montres, des lunettes. Ce sont de purs supports pour parler d’autre chose. Cela étant, il est extrêmement facile de donner corps à mes créations: fusée ou brosse à dent, c’est le même travail. Il y a des problèmesd’échelle, des contraintes techniques, mais comme ce n’est pas l’objet qui m’intéresse mais le profit pour l’humain, je sais exactement où je vais. Je sais à quoi sert la fusée, la brosse à dents. Je sais les réinscrire dans l’histoire de l’humanité. À ce stade, la différence entre les deux n’est plus qu’une pure application technique, autrement dit rien du tout.Vous dites, via vos créations, «envoyer des lettres au monde». Vous en avez envoyé des centaines, toutes différentes. Quel est votre moteur, aujourd’hui ?

Selon l’âge, on ne travaille pas pour les mêmes raisons. J’avais, jeune, des problèmes d’incommunicabilité, d’incompréhension avec la société. J’étais dans un état de schizophrénie liée à mon isolement social. J’ai dû me démener pour exister à mes propres yeux et aux yeux d’autrui. Jeune, on travaille pour sauver sa peau. Aujourd’hui, c’est fait, je n’ai plus ce besoin vital de travailler pour moi. J’ai désormais des buts précis, fondés sur la grande image de notre évolution. Je travaille pour les autres. Je n’ai, pour autant, nul désir de façonner le monde à mon image.J’ai compris depuis longtemps que design et architecture étaient d’essence totalitaire: les architectures réussies ont toujours été le fait du Prince, quand bien même celui-ci espérait créer un monde meilleur. On connaît trop bien le résultat de ces tentatives, d’essence totalitaire. En général, ce rêve produit le pire. Designer, je n’ai pas la prétention d’imposer quoi que ce soit. Le design est un métier très faible, presqu’inutile, plus que tertiaire. Au mieux, on propose, et le monde dispose. En revanche, quand je perçois quelque chose de mal fait, de malhonnête ou d’injuste, j’esssaie de le corriger ou de le remplacer par une proposition. Mais tout cela, au fond, n’est qu’un jeu. J’ai le bonheur d’avoir des bases de raisonnement saines, de travailler énormément, avec beaucoup de créativité, de vision et de rigueur, de poésie, de rêve et d’humour. Et j’ai cette chance que mes propositions sont acceptées dans leur globalité et même considérées comme des bornes existentielles par ceux qui les utilisent !Vous semblez quelqu’un d’anti-mode, antidandy, anti-glamour, enfant gâté et facétieux. Vous portez à l’occasion des gants orange de chez Hermès avec un blouson de coureur. Comme si vous vous moquiez de notre époque, ses «people», ses rituels élitistes et ses vanités, son narcissisme, ses mises en scène, son théâtre.Est-ce là un pied de nez à votre image d’icône de la modernité, de designer avant-gardiste ?Je ne m’inscris pas du tout dans la mode, j’aime le structurel, le basique, l’essence, la racine carrée de l’homme. Je ne m’intéresse nullement à la forme. Mes modes de raisonnement essaient d’atteindre le fonctionnement des rayons X, tels qu’on peut le voir chez Hugo ou Ptolémée. Des génies qui à travers les marées voient l’influence de la lune, à travers l’ombre, mesurent le diamètre de la terre, je raisonne sur le million d’années, et non à six mois. La mode est une mécanique obsolète, une fraction de l’histoire de l’humanité. Elle disparaîtra sous peu, vu sa dangerosité et son inadéquation au monde à venir. Vu les ressources limitées de notre terre, on ne peut plus continuer à puiser dans les énergies, les matières premières, pour faire des choses promises au rebut. C’était une fantaisie amusante, qui a pu régner à un moment d’inconscience. Les plus grandes compagnies du monde jouissent d’un pouvoir énorme, font preuve d’un talent inouï pour voler l’argent des consommateurs-cibles. Dire à une fille qu’elle est un monstre parce qu’elle porte de la fourrure, et trois mois plus tard, qu’elle est une «conne» parce qu’elle n’en porte plus, est scandaleux. Le public commence à s’opposer à tant de cynisme et de vénalité. La mode sera remisée au profit de propositions éthiques, pour lesquelles je combats.Quant au dandy, suiveur de mode, je ne suis pas votre homme. Mais s’il est quelqu’un qui veut du panache dans sa vie, alors oui, j’en suis un, par l’élégance que je mets dans monrapport aux autres. Tout en étant vêtu comme un chauffeur de poids lourd.Je ne suis pas un enfant gâté, je dois tout à moi-même, à ma force de travail, à un capital de conscience, de confiance, d’anxiété. Starck facétieux, oui, évidemment. Enfantin, oui: j’ai douze ans d’âge mental. Je suis un gamin rêveur, qui a tout à la fois la légèreté et la gravité des enfants. J’en assume la rébellion, la subversion, l’humour. Notre civilisation est fondée sur l’intelligence, et l’humour en est le plus beau symptôme, un rappel de la relativité de toutes choses. Prendre les choses graves avec légèreté et les légères avec gravité est le fondement de ma vie. J’ai une incompréhension totale de la société d’aujourd’hui. Plus j’avance, moins j’adhère. Je suis un explorateur hors-social de l’histoire de l’humanité, de notre civilisation. Étant extérieur à ma propre vie et à la vie en général, je l’explore presqu’en ethnologue. Je suis un aventurier-explorateur scientifique, doublé d’un esprit scientifique d’ingénieur: mon père était ingénieur aéronautique.

Vous n’en êtes pas moins une des icônes de la modernité.Disons que je suis structurellement moderne, et pas moins honnête pour autant. Cela fait trente ans que je suis sur scène, trente ans qu’on s’asseoit sur mes chaises, qu’on s’éclaire avec mes lampes, qu’on se brosse les dents avec mes brosses, qu’on fait l’amour dans mes hôtels: on a fini par me créditer d’une réelle vision, doublée d’intégrité. À une époque où tout le monde parle la langue de bois, pratique l’auto-promotion, je parle haut et fort. À mesure que je comprends davantage ce que je fais, que j’ai plus de pouvoir, on m’entendra davantage. Mon image publique, entièrement créée par les médias, ne me concerne pas. Ils ont besoin de produits humains qu’ils formatent, prennent un créateur, en font un produit médiatique. Résultat: son image publique est sans rapport avec lui. Comme je vis en dehors de tout, mon image publique a peu de rapport avec moi. On me dit jet-setter parce que j’ai un jet !Le système médiatique ne vous a pas complètement récupéré. Il vous concède cette image d’outsider rebelle, d’enfant terrible du design. Image qui vous correspond peu ou prou, non ?Le système a besoin de héros. Je remplis la case du visionnaire, créatif, ultra-moderne, rebelle, subversif. Peu lui importent la forme, le fond, les détails.

Exemple: je n’ai, à l’inverse de mon image publique, aucun ego. Mais il est de bon ton de dire que Starck est mégalomane. En amour, en amitié, dans le travail, je suis bien trop pragmatique et paresseux pour cela. Étant d’essence communiste, je refuse totalement le capitalisme, et je suis aujourd’hui à la recherche d’un moyen de partager. Le capitalisme sauvage est en train de creuser un écart démentiel entre super-riches et super-pauvres. Deux milliards d’affamés se retrouveront demain face à 800 millions d’obèses. Ce gouffre sera le champ de bataille du futur. Pour l’heure, nous baignons dans la sociétédu spectacle: les présentateurs de météo sont nos héros; pas ceux qui travaillent pour la civilisation. Face à cela, mon seul devoir, maseule liberté, est de montrer des voies, malgré la pauvreté de mes moyens d’action. Partir, en effet, du design est ridicule. Je pense à inventer un moyen d’expression plus clair, plus rapide et plus violent.Lequel ?Je ne sais pas encore. L’architecture ? Elle est encore plus sclérosée que le design. Je me donne désormais comme devoir de montrer des voies.Par-delà les médias, vos contemporains, que vous le vouliez ou non, vous ont élu. Dans les années 70-80, avoir des objets, du mobilier signés Starck, était le comble du «branché»…Je ne me sens absolument pas concerné par cela. Que l’on se croit obligé, pour être dans le vent, d’élire tel designer, me déplaît fortement.«Nous sommes des mutants». «Gérons la décadence de l’Occident». «L’amour est une espèce en voie de disparition». Trois propositions pessimistes de votre cru.Être un mutant est le secret, au contraire, de l’optimisme. Le secret de tout est la compréhension de la mutation de notre société, qui nous ouvre de nouveaux territoires. À défaut, on ne peut pas gérer sa vie. Les civilisations sont mortelles. Nous sommes témoins de ce déplacement formidable d’énergie vers l’Asie. Or nous, Occidentaux, continuons à vivre et agir dans une société que nous croyons toujours en expansion. Gérons au moins cette décadence de l’Occident: réveillons-nous et travaillons.Quant à l’amour que je prétends en voie de disparition, face au monde actuel peuplé d’objets et d’outils inutiles, comment devenir meilleur, but ultime de notre civilisation ? L’amour n’est pas générique, il a été inventé, en même temps que la notion de progrès et de modernité.

Trônent sur votre bureau parisien un pistolet en plastique, une tête de mort argentée et un masque à gaz…Le pistolet est là pour montrer la collusion entre l’industrie des armes, l’argent et notre société. La tête de mort: on ne peut jouir de la vie sans avoir conscience de la mort. Le masque à gaz ? C’est le modèle officiel de la police et des militaires français. J’en ai équipé ma famille, contre le risque d’accidents bactériologiques, chimiques ou radioactifs; ne pas en avoir aujourd’hui est aussi inconséquent que de ne pas mettre un casque de moto. Tous les scientifiques responsables ont annoncé que d’ici dix ans, il y aurait 20 millions de morts issus d’accidents technologiques, terrorisme et guerres exclus.Venons-en à votre travail de designer et d’architecte.Il n’y a pas de travail dans ma vie, uniquement du jeu, de la curiosité, de la générosité, de la vision. Le style ? Je n’en ai aucun. J’ai, en revanche, une éthique, une morale, doublée d’une maladie mentale, la créativité, et mélangée à un brin de poésie et d’humour, comme exemple de l’intelligence humaine. Mon style c’est la liberté.Vous avez tout de même dit que votre manière était faite de dématérialisation et de miniaturisation des objets et des produits.La dématérialisation – qui inclut la miniaturisation – est l’un des scénarios les plus adéquats pour comprendre notre mutation. C’est la seule façon de remettre l’humain à sa place. Plus il y a de matérialité, moins il y a d’humanité. L’ordinateur a été une maison, puis une pièce, puis une armoire, puis une valise, puis un livre; aujourd’hui c’est une carte de crédit, et dans dix ans il nous sera implanté sous la peau. Cela s’appelle le bionisme, la production dématérialisée.

Vous avez dit des grands espaces architecturaux ou décoratifs que vous aménagez, que les vides y étaient plus importants que les pleins. Vous considérez-vous comme un adepte du fameux «Less is more» ?Le minimalisme est une petite mode rétro dont on commence heureusement à sortir, issue des années 20, puis 30, puis 45, 50, 60, 70, 80 et 90 et retour aux années 70.Vous passez du purisme ergonomique – objets ou bateau du futur – au baroque flamboyant – immeuble Baccarat, à Paris, hôtel El Porteno à Buenos-Aires. Y-a-t-il deux Starck en un ?Tel projet, tel autre, aussi hétérogènes soientils, ne sont qu’un prétexte pour parler d’autre chose. Ma liberté me permet, à chaque fois, de prendre le meilleur outil. Je n’use pas d’un sécateur pour manger un sorbet. Chaque projet livre son propre combat. Le mega-yacht de 120 mètres parle de l’harmonie avec les éléments naturels; l’immeuble Baccarat, de réfraction optique.Vous différenciez «les amis bavards qui sont des objets de l’ultra-créativité et les objets anonymes, plus discrets».Tout acte matériel fait aux dépens de l’humain me dérange. On peut, certes, avoir envie de choses bavardes, exhubérantes, nonfonctionnelles. À d’autres moments, on use, à l’inverse, d’un raisonnement organique; l’environnement matériel y est alors secondaire, et les objets humbles, quasi-invisibles, requérant le minimum de matière. Ainsi la Louis Ghost, un fauteuil Louis quelque chose, monobloc en polycarbonate transparent. Je l’ai fait en y injectant les technologies les plus avancées et les meilleures matières sur le marché. Tous les Louis, XIV, XV, XVI, qui ont fait notre histoire, habitent notre mémoire. Ce fauteuil faisait déjà partie de nous, comme si chacun l’avait en creux dans son cerveau. J’ai simplement coulé du plastique dedans. Invisibilité plus brouillage des styles: ainsi s’approprie-ton plus facilement l’objet.Vous vantez «des non-produits pour des nonconsommateurs»…85% des produits nous entourant sont inutiles. Ils ne sont pas faits pour être utilisés, mais pour être consommés. Le non-produit est un produit honnête, privilégiant l’intégrité et le service réel. Le non-consommateur est un rebelle moderne, agissant sur un marché moral.

Vous avez dit que «la France est un pays de réflexion, de mesure et de grande rigueur. Tout cela donne les germes d’une élégance structurale.» Or, exceptées quelques réalisations étalées sur vingt ans, vous y êtes bien moins présent qu’en Amérique ou au Japon.Je n’aimais pas, dès ma jeunesse, le travail, «action obligée», selon le dictionnaire. Ne travaillant donc pas, ne faisant que rêver, j’étais en dehors du système, de la société. Je me suis inspiré de l’écrivain Philip K. Dick, qui parle de la relativité, des mondes parallè- les, de l’ubiquité. J’ai créé une société, UBIK, pour avoir un véhicule qui me permette de visiter le monde en ethnologue, et j’ai accepté en priorité les projets à l’étranger, afin de me forcer à voyager. Bien que formidablement français, je suis devenu presqu’immédiatement «mondial». Les demandes «mondiales» étaient beaucoup plus intéressantes que les propositions de France. Il y a quelques grands joueurs -les maîtres du monde-, avec qui j’ai joué. Ils sont à Tokyo, New York, Los Angeles ou Milan, et guère en France. Plus j’augmente la qualité de mon travail, plus je suis exigeant sur celle des joueurs. C’est une escalade permanente. Aujourd’hui, nous jouons ensemble un Monopoly tourné vers de nouvelles visions.Mis à part les appartements pour Mitterrand à l’Elysée et deux ou trois autres exceptions, vous refusez de réaliser des résidences privées. Pourquoi ? Mallet-Stevens, le Corbusier, Frank Llyod Wright ont réalisé d’admirables demeures, passées à la postérité.

Je me moque de la postérité. Sauf pour l’Élysée de Mitterrand qui était un faux lieu privé, ou pour des amis qui me sont des frères – je faisais pour eux ce que j’aurais fait pour moi-, je refuse de faire des lieux privés, qui se doivent d’être muets, tant il est nocif de s’occuper de l’intimité d’autrui. Je plains ceux qui vivent dans leur demeure-show-room comme dans un tombeau égyptien: leur vie sentimentale est en danger. Imprimer, en revanche, des émotions et des mémoires dans un lieu public, afin d’y insufler de l’énergie pour mes semblables, ça oui. Les lieux publics se doivent d’être bavards.Avez-vous eu, comme inspirateurs, des maîtres ès design, ces grands du XXe siècle ?Il m’est beaucoup plus facile de créer que de compulser des livres ou visiter des expositions pour savoir ce qu’a fait autrui. Je suis trop paresseux pour cela.Si vous deviez sauver une seule de vos créations ?Aucune. On peut se brosser les dents avec ses doigts, on peut nettoyer ses toilettes avec un buisson, on peut s’asseoir sur un rocher, être à l’abri de la pluie sous une bâche.Et si vous n’aviez pas été designer ?J’ai l’ambition naïve de parler d’autre chose que de design ou d’architecture, inadaptés à mes vraies fins dans l’existence. J’ai fait du design en autodidacte, parce que je suis incapable d’apprendre quoi que ce soit. La seule chose que j’ai apprise, c’est piloter. J’aurais adoré être un scientifique, un physicien, un astrophysicien, un biologiste, ces heureux hommes qui servent à quelque chose. Mais il aurait fallu suivre de longues études, et j’ensuis incapable. J’aurais adoré être compositeur mais je n’ai jamais pu me souvenir du solfège.Auriez-vous raté le vrai sens de votre existence ?J’ai totalement raté mon passage sur terre, dans la mesure où je suis un petit designer de cadeaux de Noël. Pour mériter d’exister, il faut être utile. Donc, c’est un constat d’échec.À votre âge, il n’est pas trop tard pour apprendre la musique.C’est ce qu’on se disait l’autre jour, ma femme et moi. Oui, en effet, je pourrais peut-êtreaujourd’hui apprendre enfin le solfège.

En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?Aucun objet ne peut m’émouvoir. Seul le vivant est vivant.…dans une peinture ?Une peinture doit être la porte d’un monde.…dans une sculpture ?Une sculpture n’est qu’ombre et lumière.…dans une photographie ?Ce qui s’y passe.…dans une livre ?La littérature.…dans une musique ?Un son en harmonie avec moi.…dans une architecture ?L’amélioration de l’humain qui y vit.Si vous deviez choisir une œuvre…Choisir un œuvre est toujours ridicule, mais j’irais chercher……dans la peinture ?…Chez Greco…dans la sculpture ?…Chez Tony Cragg…dans la musique ?…Partout…dans l’architecture ?…Dans le futur…dans la littérature ?…Chez le peu de gens qui savent encore écrire.

Parcours
1949Naissance à ParisArchitecture d’intérieur1976 | Club La Main Bleue à Paris1978 | Les Bains Douches, Paris1979 | Création de la société Starck Products1983 | Création de UBIK1984 | Café Costes, Paris1986 | Manin Restaurant, Tokyo1988 | Hôtel Royalton, New York1990 | Restaurant Teatriz, Madrid2000 | Bon Restaurant, Paris2000 | Librairie Taschen, Paris2002 | Galerie Jean-Paul Gaultier, New York2003 | Train Eurostar: «TheLounge»2006 | Club Volar, ShanghaiArchitecture1988 | Coutellerie Laguiole, France1997 | Tour de contrôle du trafic aérien,Aéroport de Bordeaux1995-1998 | ENSAD (Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs)DesignPour le Président de la République Française Pour différents fournisseurs en Europe: (Xo, Alessi, Kartel, Cassina, Driade, Fiam, Baleri…)Design Industriel1987-1995 | Bateaux Bénéteau1992 | Flamme Olympique, Jeux d’Albertville1996 | Scooter Aprillia1998 | Production Bio2001 | Dernier Franc, Monnaie de Paris2003 | Yacht le Wedg II2004 | Chaussures Puma2005 | Huile d’olive, La Amarilla de Ronda2006 | Accessoires pour Bébé, Mac LarenPrix reçus1998 | Commandeur de l’Ordre des Arts etdes Lettres2000 | Chevalier de l’Ordre National de laLégion d’Honneur, France2003 | Monaco Show Boats, «Best Boat ofthe year»2006 | Madrid Creatividad Award

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