Free Zone: China, tel est le titre choisi – un rien provocateur, selon les concepteurs eux-mêmes – pour cette exposition, organisée par la banque BSI à Lugano du 2 avril au 6 juin 2008.
Le banque BSI fait œuvre de collectionneur depuis 2000, avec quelques grands noms de l’art deces quarante dernières années, de Daniel Buren et Niele Toroni à Franz Ackermann, qui ornent et enrichissent ses divers bâtiments. Mais c’est l’art Made in China qu’elle entend montrer aujourd’hui, à travers la sélection d’une vingtaine d’artistes chinois contemporains, dont les œuvres appartiennent soit à l’institution, soit à des collections privées.Chen Ke, Gao Yu, Feng Zhengquan, Han Yajuan, Zhang Hui, Yan Lei, Liu Ding, Shi Jinsong, Wu Xiaojun, Wang Wei, Bai Yiluo, Liu Wei, Jiang Zhi, Zheng Guogu, Chen Shaoxiong, Ma Liuming, Cui Xiuwen, Feng Zhengjie, He Sen, Shi Xinning, Huang Yan, Zhou Tiehai: cette liste de noms impressionnante – et passablement déroutante pour un Occidental – est bien loin d’être exhaustive. Depuis quelques années en effet, l’art contemporain chinois envahit les marchés, faisant le bonheur des auctioneers (commissaires-priseurs) et des marchands, tel le Suisse Pierre Huber.Pour mettre un semblant d’ordre bienvenu aux yeux du profane occidental dans cette profusion toute chinoise, les concepteurs de l’évènement ont ordonné leur accrochage en trois sections, intitulées respectivement: «Artistes historiques», «Artistes intellectuels» et «Génération cartoon». Des transitions générationnelles sont ainsi marquées, des différences d’approche également, tant vis-à-vis de la pratique artistique que de la société à laquelle ils appartiennent.En effet, on peut s’en douter, la longue marche de l’art contemporain chinois n’a pas été de tout repos. Les mouvements decontestation politique des années 80 ont connu une fin tragique en 1989, sur la place Tian’anmen. La répression brutale a balayé la statue de la déesse de la démocratie – rappelant la statue de la Liberté – que les étudiants de l’Académie des Beaux-arts de Pékin y avaient élevée, et les artistes se sont dès lors tenus prudemment à l’écart de la politique, réservant leurs critiques à la société chinoise plutôt qu’à ceux qui la façonnent. Cela n’a pas empêché certains d’entre eux, dans la génération historique, d’avoir maille à partir avec les autorités. Ainsi en 1994, FenMa Liuming, après sa performance «Walking the great wall», durant laquelle il dévala la Grande Muraille entièrement nu, dénonçant le puritanisme de la société chinoise, aboutit directement en prison: en toute logique, dans un système encore totalitaire, la critique «par la bande» est presque aussi mal tolérée que la critique frontale. L’artiste est, depuis, revenu à la peinture.L’ouverture progressive de la Chine, et surtout du marché chinois, depuis une petite décennie, traduit une inflexion nette de la stratégie des élites. Le but de l’étroite frange du PCC qui tient le pouvoir en Chine, semble être de le conserver d’une part et d’autre part, d’augmenter celui de la Chine jusqu’à en faire une superpuissance; le capitalisme étant le moyen retenu pour atteindre ces deux objectifs. Cela n’en reste pas moins une évolution notable, de la part d’un régime que les jeux complexes du pouvoir rendaient relativement imprévisible jusqu’il y a quelques années.La Chine apparaît ainsi comme un pays où les gens jouissent de tous leurs droits en tant que consommateurs, mais souffrent parallèlement, en tant que citoyens, d’une privation totale des libertés fondamentales. Cette situation ouvre, certes, un espace de liberté à la création contemporaine chinoise. C’est le constat d’une exposition qui se veut critique – celui du marché est jubilatoire. Néanmoins, les modalités de création restent sujettes à discussion, sans parler de leurs limites, difficiles à définir ou à atteindre avec précision.Ainsi, le fait qu’aucun artiste ne soit en prison signifie sans doute que le pays est sorti d’un système idéologique totalitaire pour un régime autoritaire, mais aussi que, bon gré mal gré, l’action artistique se situe entièrement dans la sphère de la consommation. L’Art, en tant que topos, occidental faut-il le souligner, fut fondé, dans un premier temps sur la maîtrise, puis sur l’invention et presque immédiatement, sur la subversion. Encore faut-il, pour être subversif, avoir quelque chose à subvertir; or le marché, dans sa capacité globalisante, s’est révélé être le meilleur alliédes censeurs. Dans cette mesure, ce qui fait la force de la création contemporaine chinoise est également ce qui en fait la faiblesse, ou pour jouer sur une métaphore, la toile – canvas – offerte aux artistes par le marché est en même tant la toile – web – qui les tient prisonniers.Parmi les créateurs regroupés dans la section «Artistes intellectuels», on trouve Shi Jinsong, dont certaines œuvres sont relativement connues; il s’agit de la déclinaison, à prétexte mythologique (Na Zha, divinité enfantine guerrière du folklore chinois), d’une série d’ustensiles et d’articles pour bébé, trotteur, landau, poussette et autres tétines, en acier inoxydable et passablement pourvus de lames acérées et de pointes affilées. La transformation singulière de ces objets de première tendresse en objets guerriers traduit l’inéluctable compétition à laquelle les Chinois d’aujourd’hui se sentent soumis. D’une indubitable efficacité graphique, on pourra regretter néanmoins leur littéralité un peu facile, même si la politique de l’enfant unique, toujours de mise en Chine, donne une dimension émotionnelle toute particulière au choix des objets. Dans la même section, certains travaux du sculpteur Liu Ding rappelleront sans doute quelque chose au visiteur; en fait, d’une façon quasi-mimétique, à la limite du plagiat, ceux du Belge Jan Fabre.He Sen utilise pour peindre ses toiles une technique mise au point par les peintres dit «hyperréalistes», à savoir la projection d’une photographie sur une toile. Ses portraits de femmes, aux expressions soigneusement neutres, aux contrastes et aux couleurs savamment étudiés produisent une impression de malaise que l’on trouvait déjà dans les toiles des peintres hyperréalistes. En ce sens, ces portraits sont des vanités/vacuités qui entendent dénoncer tout à la fois la superficialité, de mise dans une société de consommation/ compétition triomphante, et le désenchantement de ses protagonistes.Parmi les artistes chinois les plus anciennement connus en Occident, figure sans doute Zhou Tiehai, dont la figure «Joe the Camel» est familière aux amateurs d’art contemporain. Promu responsable de la zone Asie dans la dernière foire d’art contemporain, «ShContemporary», il barbote joyeusement dans la soupière emplie de ses crachats. Joyeusement? Voire… En fait, son postulat ironique – «people buy art as if they were buying clothes. They know the brands and buy one without knowing more about it. I am a manufacturer and have always been one right from the beginning.» – ainsi que son travail explicitent l’ambivalence qui semble résumer parfaitement la position intenable des artistes chinois face aux conditions de leur succès même.