Organisée par le Metropolitan à la Fondation Gianadda de Martigny, cette exposition rassemble soixante-sept œuvres, presque toutes de bronze. Excellente occasion de reconsidérer le monde égyptien du métal,que l’or de Toutankhamon domine toujours au détriment du bronze.
Dans un musée d’art égyptien, la monumentalité du granit etdes quartzites frappe d’embléele visiteur. Peints ou dépeints, par leur grâce ou leur naïveté, les statuettes de calcaire ou de bois peuvent l’émouvoir, et les bleus des protoporcelaines accrocher son regard. Mais on néglige les bronzes s’ils ne sont ni chats ni ibis. Ancêtres des Madones de Lourdes, Isis trônant et Osiris au garde- à-vous expliquent l’indifférence envers les autres bronzes. De même, notre vision de la Renaissance passe par sa peinture, accessoirement par les marbres, à cause de Michel-Ange et fort peu par ses bronzes. Trop souvent les bronzes égyptiens furent lavés à l’acide ou victimes de l’électrolyse, comme l’Isis accroupie allaitant Horus du sein gauche: plus d’épiderme, le métal est à vif, d’un jaune robinet. Mais on a eu raison de ne pas l’écarter de l’exposition: face à un groupe similaire non attaqué – Sobeknakht allaitant du sein droit – l’Isis reste un témoignage pris sur le vif et l’allaitement du sein gauche dégage sa poitrine, assurant une meilleure cohésion linéaire de l’ensemble. Ne tenant plus compte du canon pharaonique, ces œuvres inhabituelles étaientfaites de lignes courbes, souvent réservées à la représentation des plus humbles.
Un bronze égyptien n’est pas l’alliage moderne (étain 10%, cuivre 90%). Très anciens, ou tardifs, ils étaient en cuivre mêlés de plomb, d’arsenic ou d’argent aurifère. La couleur des bronzes noirs, hmtỵ-km, que John Cooney fut l’un des premiers à reconnaître, était due à l’adjonction d’or. Quand les statuettes disparurent des temples, leur patine évolua selon la nature du sol où elles gisaient, allant du vert au rouge, et même au brun. Les Égyptiens ne voyaient pas les bronzes sous ces nuances-là, d’autant que nombre de statues étaient dorées ou argentées. Des fondeurs maîtrisaient l’art des incrustations d’or: somptueuse, la ceinture du roi Pedoubaste (c. 818-793) accentue le rythme du corps en mouvement. Absente de l’exposition, l’œuvre la plus impressionnante reste un Horus d’argent massif (près de 45 kg). Agrémenté de lapis, il était recouvert d’une épaisse feuille d’or d’environ 1 cm (Hilti Museum).Les priorités de l’Égypte n’étaient pas toujours identiques aux nôtres. Pharaon guerrier, Ramsès III offrit 2756 images consacrées aux dieux de la région thébaine, soit 3750 livres d’or, autant d’argent, et plus de 22’426 livres de cuivre, plomb et étain. Or, les Peuples de la Mer étaient aux portes. Les dieux passaient donc avant les lances et les épées ?Au cours des trois périodes Intermédiaires, on fondit maintes œuvres des générations précédentes. Parfois on les modifiait, le Seth luciférien par exemple. Des sculptures furent exécutées par martelage du cuivre, même par application de plomb sur un corps de bois – bien que la grande qualité d’un témoignage ptolémaïque laisse croire que ce bois était l’ultime étape. D’après certains spécialistes, sa couverte de plomb n’avait qu’un caractère alchimique.
Creuse ou pleine, parfois creuse et pleine, la fonte à cire perdue s’imposa à la fin de l’Ancien Empire. Permit-elle de reproduire des détails qu’on cisèlera à froid beaucoup plus tard quand l’usage de l’acier se répandra ? Mais le métal sortant du moule est toujours imparfait. Peut-on croire que les bronzes des trois grandes époques impériales n’aient donc pas fait l’objet d’une finition à froid ? Conservés au Caire, des outils de cuivre ou de bronze, longuement martelés, avaient acquis par cémentation une dureté et une capacité de pénétration dont nous n’avons plus l’expérience.Sur les six œuvres prêtées pour la première fois par la Grèce, plusieurs appartenaient à Ioannis Démétriou, Alexandrin raffiné du XIXe siècle: de face ou de dos, un Hepu du début de la XVIIIe dynastie a une densité de plume. L’Homme incliné de Saïs, de la XXVIe dynastie, évoque les sages de bois lisse du Japon bouddhique malgré la rugosité de la patine. Le Roi kouchite demeure la plus grande représentation agenouillée de souverain en bronze (38,7 cm). En dépit de cette monumentalité chère aux régimes totalitaires mais à leur différence, il se soumet au dieu qu’il vénère.Offrandes de voyageurs venus d’Égypte, deux rondes-bosses dégagées de l’Heraion de Samos surprennent. L’Homme au kilt s’apparente aux kouroi de marbre: l’Égée ne s’inspira-t-elle pas de la statuaire pharaonique ? La sensualité de la Neith debout – l’Artémis de Saïs – estompe la rigidité de la pose: le balancement des bras crée la profondeur. Accrochant la lumière, les rides du visage minuscule en font une Vierge de douleur, cas unique parmi les Neith: celle de Berlin est impassible sur son trône. Fidèle à la tradition sévère du Moyen Empire, l’auteur de ce masque de triste beauté dut être au service d’un prince de la XXVe dynastie. L’exporta-t-on à la XXVIe dynastie parce qu’elle était devenue démodée ?Certaines juxtapositions déconcertent. Des deux statuettes de Nechao II agenouillé (610-595), l’une est insipide, l’autre, dont les traits diffèrent étrangement de la précédente, respire en priant. Parmi les statuettes de qualité, le Siesé moulant du grain est un nain de Blanche-Neige devenu beau. Bien qu’elle soit de bronze, la robe plissée baroque d’un Fonctionnaire se gonfle avec une élégance de cobra. Le Trésorier Nakht du Moyen Empire et le Prêtre tenant un étui à papyrus de la IIIe Époque Intermédiaire, confirment la vitalité puis la résistance d’un style millénaire à la pression du temps. De même, au VIe siècle, le Roi Amasis accroupi paraît issu de la tradition la plus raffinée de la XVIIIe dynastie: visage d’angelot, regard et lèvres de porcelaine. Le long du Nil, le mot nouveau n’a guère de sens. Deux enfants nus du Nouvel Empire, l’un assis, l’autre en marche, un lotus en main, reflètent le caractère androgyne de l’art égyptien. Éliminant gras des chairs et protubérances musculaires, les artisans ont réalisé des œuvres d’essence calligraphique en trois dimensions. Les visages boudeur d’Amenemhab fils de Jedjehuti et radieux du Petit prince assis laisseraient croire à des tentatives de portraits, ah ! combien plus subtils que l’Amon d’or, s’il n’était pas en or… Mais ne serait-elle pas en argent, la Concubine de Nechao II demeurerait un chef-d’oeuvre. Malgré la posture millénaire, la royale captive est maniériste. L’horizontalité des bracelets de chevilles casse une élongation non sans parenté avec les figures longilignes des paysages de Claude. Pourquoi une concubine serait-elle en argent et comporterait-elle une perruque amovible ? Ce visage mélancolique (à peine plus de 2,5 cm) n’est-il pas encore un portrait ? Clin d’œil du hasard, les traits sont ceux d’Arletty.Personnages souvent accroupis et prêtresses poupines debout, ces ex-voto témoignent de l’espérance des commanditaires soucieux d’être représentés dans les temples comme dans leurs tombeaux. Sauf lors des deux premières Périodes Intermédiaires, ce désir d’éternité dédoublé suscita des chefs-d’oeuvre. En Égypte, les concepts de décadence et d’évolution sont très relatifs.