Le sculpteur radiographié par la lithographie

Carrière était «l’un des seuls vrais portraitistes d’une époque indifférente au mystère individuel» (Claude Roger Marx). Lors d’une séance de pose avec Edmond de Goncourt, il lance, visionnaire: «Je finirai bien par le faire avouer».Zeus spectral émergeant du grain de la nuit grise, la face du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) incarne dans sonaustérité jaillissante les tenants d’une exceptionnelle réussite d’art et d’intelligence.La peinture d’Eugène Carrière (1849- 1906), en rien pittoresque et peu picturale, toute en jus de pipe et sfumato, évacue la couleur au profit des valeurs (réaction à l’impressionnisme ?). Elle évoque «ces développements en grisaille fatigante et obstinée» que Claude Debussy (1862- 1918) reproche avec déférence au compositeur César Franck (1822-1890), et qui semblent domiciliés dans le goût d’une époque éprise davantage de tentures assourdies que d’intérieurs aérés (l’espace est réservé aux grands boulevards). Mais la page lithographique qui dresse sous nos yeux l’apparition hallucinante et forte du statuaire à un crépuscule sans heure, désigne, elle, passé le relais des correspondances contemporaines, une modernité, ou mieux: une universalité propice à notre sensibilité.Rodin lithographié voisine désormais pour nous avec la photographie d’un Robert Demachy (1859-1938) et peut- être plus encore d’un Edward Steichen (1879-1973), avec ce pictorialisme, en faveur au tournant du XIXe siècle, qui baigne le fondu des formes dans un climat de pénombre et d’effluves. Mais plus loin, c’est vers le photogramme et la solarisation (Man Ray [1890-1976]) que fait regarder la vision de Carrière. Et sa formulation négative (dans l’acceptation la plus technique), ne suggère-t-elle pas...

Carrière était «l’un des seuls vrais portraitistes d’une époque indifférente au mystère individuel» (Claude Roger Marx). Lors d’une séance de pose avec Edmond de Goncourt, il lance, visionnaire: «Je finirai bien par le faire avouer».
Zeus spectral émergeant du grain de la nuit grise, la face du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) incarne dans sonaustérité jaillissante les tenants d’une exceptionnelle réussite d’art et d’intelligence.La peinture d’Eugène Carrière (1849- 1906), en rien pittoresque et peu picturale, toute en jus de pipe et sfumato, évacue la couleur au profit des valeurs (réaction à l’impressionnisme ?). Elle évoque «ces développements en grisaille fatigante et obstinée» que Claude Debussy (1862- 1918) reproche avec déférence au compositeur César Franck (1822-1890), et qui semblent domiciliés dans le goût d’une époque éprise davantage de tentures assourdies que d’intérieurs aérés (l’espace est réservé aux grands boulevards). Mais la page lithographique qui dresse sous nos yeux l’apparition hallucinante et forte du statuaire à un crépuscule sans heure, désigne, elle, passé le relais des correspondances contemporaines, une modernité, ou mieux: une universalité propice à notre sensibilité.Rodin lithographié voisine désormais pour nous avec la photographie d’un Robert Demachy (1859-1938) et peut- être plus encore d’un Edward Steichen (1879-1973), avec ce pictorialisme, en faveur au tournant du XIXe siècle, qui baigne le fondu des formes dans un climat de pénombre et d’effluves. Mais plus loin, c’est vers le photogramme et la solarisation (Man Ray [1890-1976]) que fait regarder la vision de Carrière. Et sa formulation négative (dans l’acceptation la plus technique), ne suggère-t-elle pas par quelque secrète connivence, privilège des artistes, une anticipation de l’écran radioscopique qu’engendre la découverte des rayons X, par Röntgen, en 1895 ?Le flamboiement argenté du Rodin explicite magistralement une assertion prêtée au sculpteur: «Toute chose n’est que la limite de la flamme à laquelle elle doit son existence». De la part de Carrière, cette lithographie se lit comme un acte d’empathie démonstrative à l’adresse d’un créateur qui fut «son allié d’art d’une sûreté absolue» (le mot est de Redon, qui ne prisait guère notre lithographe, et se rapporte à Mallarmé), et qui inventa de «pousser les traits du dedans vers le dehors, comme la vie, comme la flamme» (Bachelard).Telle esthétique se trouve très exactement formulée dans le procédé même ici à l’œuvre. Sur une pierre finement grainée, et préparée au lavis, Carrière soustrait au noir. Comme le marbrier, mais dans un analogue inversé, il «taille» dans sa substance, selon une technique proche de la manière noire, par un véritable modelage à la flanelle enduite d’essence, éclairci par des interventions au papier de verre et au grattoir. Repoussant ainsi l’étendue opaque, il progresse vers les marges jusqu’à mettre pleinement en lumière l’identité guettée, saisie de l’intérieur. Ainsi le peintre-lithographe n’adhère pas seulement à son modèle, il ne traduit pas seulement la conduite du flux lumineux propre à la sculpture, il exprime du même mouvement sa propre conception existentielle d’une forme habitée: «l’homme n’est pas une fonte, l’homme est un repoussé, il est repoussé à grands coups frappés du dedans».Que cette effigie survienne sur la pierre n’est pas sans importance. Elle seule, dont la vocation est autant d’enregistrer le geste (surtout s’il se refuse à enserrer la forme par le trait) que de laisser passer la lumière, peut amener un art aux apparences de l’indécision et de la «condoléance», au surgissement décisif, à la résolution du clair-obscur dans le «relief» expressif du noir et blanc. Et quel blanc ! Qui s’enlève sur le champ de ténèbre transparente. Mais non comme une zone vacante: bien que le vocable réponde à l’attitude de Carrière peintre devant son sujet, on ne saurait dire que la tête lithographiée s’offre en réserve, tant la blancheur est ici active comme matière positive.Or, si l’art de Carrière est véritablement transfiguré dans ce passage de l’œuvre peint à l’œuvre imprimé (l’estampe est le véhicule de la multiplication et de la diffusion de ses peintures), s’il gagne donc enfin son autonomie plastique et son autorité visuelle, ce n’est pas tant pour avoir atteint à la puissance (qui n’est qu’une autre modalité de la présence), que pour avoir préservé grâce au génie de la pierre sa cohérence, désormais plus vive, devant la réalité en devenir. C’est bien cette réalité (sa famille, ou ceux qui posent pour lui), concentrée dans un regard qui ne cesse de chercher (et non d’enfermer), par quoi le projet de l’homme et d’artiste Carrière se singularise. Son Rodin «ne demeure pour ainsi dire que dans le possible. Dans l’immanent», selon les mots de Francis Ponge.Blancs filés de gris inquiétants, ondoiements et arabesques qui modèlent le volume éventé, le visage de Rodin inscrit à lui seul le nom de Carrière parmi les plus admirables accomplissements de la lithographie (et cette planche, où le fond s’égalise si uniment avec le masque grave, le fait plus encore que le Verlaine abîmé dans sa noire auréole, si fréquemment cité, lui !). De quelles réalisations peut-on constater à ce point l’équilibre de la justesse technique, de l’adéquation au modèle et de l’accession à une efficacité supérieure du style ?Carrière lithographe n’a cependant guère bénéficié d’engouement. Elie Faure, dans son livre consacré en 1908 au «peintre et lithographe», ne s’arrête pas un instant au second titre. Si Delteil et Geffroy, dans le catalogue raisonné de 1907, posent bien des fondements, il faut attendre peu ou prou un demi-siècle pour que la critique profère un jugement positif. Jean Laran (1979) soulignera que la suite des feuilles de Carrière «ont reculé les possibilités de la lithographie».Cette discrétion face au lithographe inspiré est-elle dictée par «l’écran» que dresse la peinture de Carrière, avec ses brouillards et son dolorisme humanitaire, sur quoi admirateurs et détracteurs s’affrontent ? Sous la plume d’Auguste Rodin, le peintre dit des maternités reçoit les épithètes de «très cher et très grand». Félix Fénéon (1889), qui fut clément aux impressionnistes, note que «M. Carrière édulcore et bémolise» (…), en «maître de son dangereux, dolent style». Et il le nomme «un peintre pour littérateurs».Un art littéraire s’accompagne cependant d’images, en fournit à profusion. Or le trait incontestable de Carrière est d’avoir limité son horizon à un petit nombre de sujets (sa femme, ses enfants, quelques nus embués, des portraits d’amis et de soi-même): ceux-ci ne sont jamais des produits de l’imaginaire, du rêve, de l’élaboration mentale. D’où son indigence et son ennui aux yeux de beaucoup. Non, Carrière était en définitive tellement dégagé de la quête du sujet que son sens réside dans sa technique. Quelle modernité !

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