Vienne

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Vienne, ville embourgeoisée ? On est toujours embarrassé de ratifier ce jugement, quand on se rappelle les deux tragédies dont elle a été la victime. Le dépècement de l’Empire austro-hongrois, en 1919, a privé l’Autriche de ce qui faisait sa principale richesse, les provinces qui la nourrissaient de son génie : Bohême (Kafka), Moravie (Freud), Galicie (Joseph Roth), Transylvanie. Puis, ce fut l’annexion par Hitler et l’exil des Juifs et des opposants au nazisme, qui formaient l’élite intellectuelle et artistique du pays (Stefan Zweig, Joseph Roth, Robert Musil, Hermann Broch, Arnold Schönberg, quelle hécatombe !). Le pays et sa capitale appauvrie survivent comme ils peuvent, entre les champs de neige, les stations de ski et le chocolat à la crème. « Mais la vie musicale ? Y a-t-il ville au monde où elle soit plus intense ? Où chaque soir autant de gens affluent dans les diverses salles de concert ? » Ah ! la musique, parlons-en. En ce mois de juin radieux, j’étais à l’Opéra, de réputation internationale. On donnait Cenerentola, de Rossini. C’est un ouvrage d’une cruauté inouïe où, sous couleur d’une fable légère, est dénoncée la vanité qui mène le monde. Les pauvres idiotes qui prennent le valet pour un prince sont affreusement punies, et le prince qui s’est fait prendre pour un valet n’est pas moins coupable, de se jouer ainsi sadiquement de ces deux imbéciles. Eh bien, à Vienne, on transpose le conte à Monaco, on en fait une opérette où rien ne tire à conséquence, avec voitures automobiles sur la scène et autres colifichets...

Vienne, ville embourgeoisée ? On est toujours embarrassé de ratifier ce jugement, quand on se rappelle les deux tragédies dont elle a été la victime. Le dépècement de l’Empire austro-hongrois, en 1919, a privé l’Autriche de ce qui faisait sa principale richesse, les provinces qui la nourrissaient de son génie : Bohême (Kafka), Moravie (Freud), Galicie (Joseph Roth), Transylvanie. Puis, ce fut l’annexion par Hitler et l’exil des Juifs et des opposants au nazisme, qui formaient l’élite intellectuelle et artistique du pays (Stefan Zweig, Joseph Roth, Robert Musil, Hermann Broch, Arnold Schönberg, quelle hécatombe !). Le pays et sa capitale appauvrie survivent comme ils peuvent, entre les champs de neige, les stations de ski et le chocolat à la crème.

« Mais la vie musicale ? Y a-t-il ville au monde où elle soit plus intense ? Où chaque soir autant de gens affluent dans les diverses salles de concert ? » Ah ! la musique, parlons-en. En ce mois de juin radieux, j’étais à l’Opéra, de réputation internationale. On donnait Cenerentola, de Rossini. C’est un ouvrage d’une cruauté inouïe où, sous couleur d’une fable légère, est dénoncée la vanité qui mène le monde. Les pauvres idiotes qui prennent le valet pour un prince sont affreusement punies, et le prince qui s’est fait prendre pour un valet n’est pas moins coupable, de se jouer ainsi sadiquement de ces deux imbéciles. Eh bien, à Vienne, on transpose le conte à Monaco, on en fait une opérette où rien ne tire à conséquence, avec voitures automobiles sur la scène et autres colifichets de convention. Le metteur en scène est allemand. Depuis que Beethoven, qui avait rencontré Rossini à Vienne, lui avait conseillé de se cantonner dans le genre buffo, les Allemands méprisent la musique de Rossini, et aujourd’hui l’Autriche continue à endosser ce jugement stupide.

Les deux grands écrivains autrichiens contemporains, Thomas Bernhardt – qui s’est suicidé par dégoût de son pays – et Peter Handke, sont féroces contre leur patrie, et on peut leur faire d’autant plus confiance que dès le début du vingtième siècle un immense artiste clamait son désespoir d’être autrichien. Egon Schiele mourut jeune en 1918, mais il y a dans ses tableaux et ses dessins déjà toute l’horreur du siècle à venir. Vienne lui a bâti un musée tout neuf, magnifique, qui complète l’admirable musée des Beaux-Arts riche de ses Titien, de ses Rubens, de ses Bruegel, de ses maniéristes italiens. Au sortir de ce temple de la beauté pure, on est saisi par la force hideuse des compositions de Schiele : ce ne sont que silhouettes décharnées, figures contractées dans des spasmes atroces, une vision de l’homme annonçant la fin de l’humanisme. Le musée expose aussi de ses œuvres moins connues, des paysages urbains faits de carrés posés à plat qui font penser à Paul Klee.

Donc, si la ville dans son ensemble est « bourgeoise » par sa propreté, ses vitrines sages, ses étalages de saucisses et de bretzels, ses pâtisseries achalandées de rombières plus que de couguars, sa circulation bien réglée, ses pistes cyclables intelligemment agencées, elle garde en réserve des énergies explosives. Il y a dans l’église des Augustins une crypte où repose Marie-Christine d’Autriche, morte au début du dix-neuvième siècle. Antonio Canova lui a élevé un tombeau fait d’une pyramide vers laquelle s’avancent en cortège la foule des malheureux qu’elle avait l’habitude de consoler. Pas de plus belle allégorie funéraire que cette procession lente et rythmée de pèlerins dont la belle ordonnance, le poli du marbre, défient par leur harmonie souveraine l’horreur de la mort. À l’autre bout de l’histoire, on a l’art précieux et chatoyant de la Sécession, la décoration sophistiquée, les couleurs émaillées de Gustav Klimt dont l’érotisme alambiqué cache sous son apparence brillante une profonde désillusion. Alors Vienne, qu’est-ce que c’est ? Les bals du nouvel an ou les danses macabres au seuil de l’éternité ?

DOMINIQUE FERNANDEZ, Vienne

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