Dans la médecine antique la « mélancholie » est la « bile noire », une substance sécrétée en quantité excessive par le corps et qui peut entrainer la mort du patient, ou libérer en lui des facultés visionnaires insoupçonnée. Si elle semble rejoindre la « dépression », auquel les modernes l’ont parfois assimilée à tord, cette pathologie s’en éloigne par le champ, infini, qu’elle libère: celui du rêve, du mystère, d’une forme de beauté renouvelée. La Renaissance renoua avec ce mythe, qu’Albrecht Dürer illustra en une gravure énigmatique (Melancholia I, 1514), et les premiers historiens de l’art déclarèrent Michel-Ange, le Pontormo et tant d’autres, atteints du précieux mal. Le « spleen » (Baudelaire), le « vague des passions » (Châteaubriand), suscités par l’influence cruelle mais féconde de Saturne (Verlaine), l’astre des créateurs, consacraient à nouveau l’artiste inspiré au XIXe siècle. Le peintre allemand Gaspar David Friedrich exprima avec une force singulières l’ambiguïté du mal être saturnien: paysages lunaires, lumières incertaines, arbres nus, personnages fantomatiques, mais atmosphère d’un mystère incomparables.
C’est dans cette longue tradition fondatrice de la culture occidentale que René Goebli inscrit une série de photographies en la nommant « NY Melancholia ». Dans un noir et blanc granuleux et dense, l’artiste donne vie à un univers incertain, où le mobilier urbain, l’architecture, les voitures – objets triviaux s’il en est -, semblent doués d’une vie propre. De large espace vide, ménagés pour on ne sait quelle rencontre décisive, occupent souvent le cœur des images, ou laissent place ailleurs à de vertigineuses lignes de fuite. Ce travail, qui rappelle parfois les mises en scènes improbables de David Lynch, cet autre « mélancholique », frappe à la fois par sa puissance, son économie de moyen, son caractère onirique et par son atemporalité. Les calandres indiquent vaguement une décennie, mais rien d’autre, pas même le style des images, ne semblent vouloir ancrer ce travail dans une époque. Ces images s’imposent d’elles mêmes, à la fois étrangères et familières. Libre à chacun d’y donner sens, en sollicitant en soi l’espace du rêve.
Ce pouvoir évocateur et cette atemporalité caractérisent l’ensemble du travail en noir et blanc réalisé par René Goebli. Les portraits des grandes figures qu’il a croisées étonnent. Chaplin, Halié Sélassié, Dürrenmatt, Robert Frank, etc. : ces visages déconcertent par ce qu’ils ont à nous dire et qui nous échappe. Aucun cliché ici, mais des âmes conservant leur mystère, indéchiffrables, affranchie de la main mise du photographe, telles qu’en elles-mêmes. « The eye of love » (1955), qui met en scène l’épouse du photographe, rappelle le travail d’André Kertesz, mais Groebli s’en éloigne par la distance qu’il instaure avec son « sujet », dont l’élégance souveraine renvoie à ces années 1950, mais dont l’attitude impénétrable, convoque d’autres analogies. Les cadrages serrés, le jeu des contrastes et des formes annonce le travail que Ralph Gibson – encore un « melancholique » – mènera quinze ans plus tard. « Libres », comme on le dit du geste de l’archer zen ou du calligraphe, ce travail n’est pas alourdi par l’intention. Ces noces, ce « rêve étrange et pénétrant » (Verlaine) deviennent ainsi les nôtres. Dans Burn trees, le travail du photographe rejoint certains paysages calcinés de Friedrich (Abbaye dans un bois, 1809). Les arbres échevelés dessinent une architecture minérale, qui nous renvoie, une fois de plus, à notre propre intériorité. L’ambiguïté « mélancholique » est éclatante dans Ireland 444, qui rappelle bon nombre de toiles de Friedrich. Pareil aux rares personnages qui peuplent parfois les toiles du peintre, le cycliste traverse un paysage tourmenté qui semble être la projection de son monde intérieur.
L’œuvre de Groebli est traversée par cette ligne de force « melancholique », qui donne à son œuvre une unité et une puissance singulière. Celle-là même qui confère à certaines œuvres l’étoffe du rêve.