Pour sa réouverture, le Palais Galliera consacre une exposition au grand couturier Azzedine Alaïa. Une démonstration d’exigence et d’élégance à voir avant le 26 janvier.
Le lieu était fermé depuis trois ans. Il a fallu remettre aux normes de sécurité et d’accessibilité cet écrin construit dans la seconde moitié du XIXe siècle par Léon Ginain, un concurrent de Garnier, sur la Colline de Chaillot. Le Palais Galliera– du nom de la duchesse italienne qui l’avait voulu pour abriter les œuvres d’art qu’elle comptait donner à l’État, mais qui finalement, fâchée avec la IIIe République, n’offrit que le bâtiment – accueille, depuis 1977, le musée de la Ville de Paris dédié à cette « souveraine » (Mallarmé) que Léon-Paul Fargue dit passionnante comme les propos d’une confidente des mœurs et de la civilisation, la mode. L’institution, dont les collections sont parmi les plus importantes au monde, ne s’est pas laissé oublier durant les travaux. Sous la houlette de son nouveau directeur, Olivier Saillard, l’un des érudits les plus élégants de la capitale – élocution comprise – le musée multiplie alors les expositions « hors les murs », comme l’inoubliable « Comme des Garçons White Drama » organisée en 2012 à la Cité de la Mode et du Design, ou, grand succès populaire, « Paris haute couture » organisée l’année suivante à l’Hôtel de Ville. En aval de la Seine, pendant ce temps, on restituait les couleurs d’origine des salles de Galliera, rouge pompéien des murs, noir des boiseries. On redécouvrait, sous un revêtement de sol, les mosaïques et le parquet. On hissa devant les baies vitrées de lourds rideaux de velours chocolat (la lumière est le premier ennemi du vêtement que l’on veut conserver). Tout était prêt pour une nouvelle inauguration. Olivier Saillard jugea que c’était l’occasion de réparer une injustice faite au couturier Azzedine Alaïa par sa propre ville, quand plusieurs expositions avaient déjà été consacrées ailleurs à ce piccolo grande uomo, tel que l’a qualifié un jour Monica Belluci : au CACP de Bordeaux en 1985 ; au Groningen Museum en 1998 ; au Guggenheim Soho en 2000 ; à nouveau au Groningen Museum en 2011-2012. Paris le fête aujourd’hui !
Azzedine Alaïa est né à Tunis. Adolescent, il y étudie la sculpture aux Beaux-Arts. Il arrive à Paris au milieu des années cinquante, passe quatre jours chez Dior et deux ans chez Guy Laroche. C’est l’époque de la débrouillardise, des générosités aristocrates, des premières amies-clientes on ne peut plus inspirantes, chics, franches, Arletty, Louise de Vilmorin, Greta Garbo. Comme Yves Saint Laurent, venu lui aussi du Maghreb, Alaïa sert la femme. Il pourrait certainement dire avec Gabrielle Chanel qu’une femme est toujours trop habillée et qu’elle n’est jamais assez élégante. À la fin des années soixante-dix, son ami Thierry Mugler le pousse à créer sa maison. Maîtrisant comme peu de ses confères la réalisation complète d’un vêtement depuis le patronage, il ne pense pas en styliste, ne pense pas l’accessoire – la breloque, la déclinaison, le secondaire… – il habille. Qui ? Michelle Obama par exemple. À l’impératif de nouveauté, au découpage en saisons, collections, pré-collections… qui pour certains créateurs forment autant de stimulants couperets, notre couturier préfère la concentration, selon son rythme, et la variation, au sens musical du mot. Il peut, si l’idée qu’il vise l’exige, achever un modèle quelques années après l’avoir commencé. Il peut, s’il le veut, reprendre un thème pendant une décennie, le développer jusqu’à en offrir la vision la plus équilibrée – ainsi de la fermeture Éclair utilisée comme ornement. On comprend bien sa discrétion, celle qui accompagne l’ambition sans vanité. Il évite les interviews, rechigne à venir saluer à la fin d’un défilé, refuse les décorations que sa patrie d’adoption épinglerait volontiers sur ses costumes chinois (toujours noirs, il ne porte rien d’autre). La plus belle récompense qu’il reçut jamais, dit-il, ce fut la nationalité française ; le plus grand honneur, qu’on lui demanda d’imaginer la tenue que porterait Jessye Norman pour chanter la Marseillaise lors du défilé imaginé par Jean-Paul Goude pour le bicentenaire de la Révolution : on frissonne en regardant les vidéos où l’on voit la diva, Place de la Concorde, frôlant le piédestal de l’obélisque dont elle fait le tour, déployer d’un même souffle, et son manteau-drapeau tricolore, et les mots « Liberté ! Liberté chérie… ».
Dans la première salle de l’exposition, le vaste « salon d’honneur », un peu plus sombre, plus solennelle que les quatre autres – comme un narthex ou un prélude – là où, passé le vestibule, l’on s’arrêterait pour deviser à trois ou quatre avant de plonger dans le bal, l’œil est attiré par un ensemble du soir en faille de soie composé d’un corsage noué, asymétrique, dos nu, et d’une robe déployée en corolle depuis le haut des genoux mais moulant les hanches. Tenue classique ? ce serait compter sans sa couleur, non pas noir, « bois brûlé ». Plus loin, on admire un autre ensemble du soir fait d’un corsage et d’une jupe, lâche celui-là : des pétales de mousseline pamplemousse, mandarine, canard, recouverts d’une autre mousseline qui, transparente et noire, semble les « neutraliser » ; au-dessus, un lacet rouge passé ça et là, serre à peine la petite poitrine. Rien n’est facile chez Alaïa. On croit voir un lavis de tissus, ou les voiles de Proserpine, fille de l’Été et reine des Enfers.
Dans la « grande galerie », comme sur une piste de danse, apparaissent les beiges, les taches léopard, les cuirs ajourés, les franges de fourrure ou de corde, les vermillons, les touches de vert. Devant une courte robe en maille jacquard à motifs de panthère anamorphosés – de loin on jurerait du python – c’est l’écarquillement, non que l’on scrute l’emplacement d’une couture à peine discernable que l’on saurait être là, on les cherche toutes. Les questions sont toujours les mêmes : Quelle matière est-ce donc ? Comment peut-on faire cela ? Comment diable ceci tient-il ? Par quelles pinces ? Sur quels os ? Par quel miracle de coupe ? Par quel pacte inavouable ? Cette virtuosité qui n’est jamais gratuite, cette capacité de fabriquer un vêtement qui laisse sans voix, relie Alaïa à ces maîtres que furent Madeleine Vionnet et Cristobal Balenciaga. Ceci n’exclut pas la malice, loin s’en faut. Dans une niche, un ensemble soutien-gorge et jupe couleur titane, en organza rebrodé de perles et de chaînes de perles métalliques, évoque l’irrésistible Joséphine Baker. Mieux, dans une des deux petites « galeries latérales », cet ensemble robe et boléro en maille jacquard qu’aurait pu porter Cécile, l’héroïne de La lettre dans un taxi de Louise de Vilmorin : « Oh ! l’âge, tu sais, ça dépend des jours. Hier je n’en avais pas, aujourd’hui j’ai quinze ans, et demain nous fêterons peut-être mon centenaire… » C’est une tenue noire gansée d’arabesques blanches – jusque là quelque chose d’un chouïa « bourgeois » – sur laquelle il semble qu’on ait ajouté un motif triangulaire semblable, à l’emplacement du pubis, comme une grande broche Cartier de style guirlande en guise de cache-sexe. Une couture volontairement marquée semble figurer l’aine, renforçant ce jeu de tissage digne, en moins figuratif, des tricots charmeurs d’Elsa Schiaparelli.
Cette exposition a son bis (les mélomanes savent combien ce moment peut être émouvant), de l’autre côté de l’avenue du Président Wilson, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Salle Matisse. Là, sous trois œuvres immenses, deux de Matisse et une de Buren, on admire encore huit modèles d’Alaïa, dont trois robes en maille de velours à godets spécialement créées pour l’occasion. Il ne s’agit pas de montrer que la mode relève des beaux-arts : elle est un art appliqué ; mais de montrer une part de ce dialogue varié qui existe toujours et partout, entre ceux qui se soucient du beau. On n’est guère étonné d’apprendre qu’Alaïa collectionne les créations d’hommes aussi admirables que Prouvé et Hantaï. Devant la Danse inachevée de Matisse, une sérénade de gris, deux dernières pièces, l’une pour le jour et l’autre pour le soir : à droite, un manteau en cuir (Alaïa l’a toujours travaillé comme un tissu) perforé d’œillets métalliques – une signature – une tenue quasi offensive, comme semée d’yeux de paon qui ressembleraient à des judas ; à gauche, une large robe du soir en raphia tressé, brodée de fils d’argent et de perles, dont le motif linéaire, qui fait songer au grillage qui fermait jadis les bibliothèques ou à des milliers de cellules vues au microscope, rapetisse, se serre et se condense à mesure qu’il approche de la taille, et s’intensifie, et scintille.