Peu d’années ont été aussi fécondes et inventives que celle qui vit le triomphe de l’Art Déco, 1925. Dans le magnifique écrin du Palais de Chaillot, la Cité de l’architecture et du patrimoine en dévoile avec élégance les multiples facettes.
Par Bérénice Geoffroy-Schneiter
Dieu que notre époque paraît morose et tristement uniforme si on la compare à l’électrique parenthèse des si bien nommées « Années Folles » ! De Paris à Casablanca, de Shanghaï à Hanoï, le cœur bat la chamade, s’enivre de modernité et de vitesse. Car en 1925, année de la grande Exposition des Arts décoratifs et industriels modernes, il est de bon ton d’enterrer les vieilleries du passé. Exit donc les volutes et les courbes végétales prônées par l’Art Nouveau ! Place à la ligne droite, à l’épure et à la géométrie.
Il faut dire que l’heure est à la reconstruction, dans tous les sens du terme. Anéanties par les bombes et les ravages de la guerre de 14-18, les villes françaises, comme Reims ou même Paris, ressemblent à des champs de ruines à ciel ouvert. Les architectes sont les nouveaux dieux de cette France, exsangue et traumatisée, qui souhaite au plus vite cautériser ses plaies. Un seul mot d’ordre : être joyeux, être moderne ! Conçu, originellement, dans un raffinement de formes et de matières (bois exotique de Makassar, cristal, galuchat…), l’Art Déco va bientôt envahir toutes les sphères de la création, imprimant un style immédiatement reconnaissable entre tous, épris de confort et de simplicité. Point de hasard si nombre de ses inventions ont traversé avec tant de grâce les décennies, comme les villas épurées conçues par Robert Mallet-Stevens, les robes taille-basse signées Jean Patou ou les flacons du parfum Arpège de Lanvin dessinés par Paul Iribe !
Mais davantage encore qu’un mouvement artistique défendu par quelques apôtres, l’Art Déco fut une aventure collégiale, dans laquelle architectes, maîtres verriers, ferronniers, fresquistes, sculpteurs, laqueurs, orfèvres, couturiers travaillèrent main dans la main pour réinventer le Beau. Le terme d’« ensemblier » ne fait-il pas à cette époque son apparition dans le dictionnaire ?
Sur fond de prospérité économique et de bonheur retrouvé, les Français ont alors un furieux appétit de vivre et de s’amuser. En cette année 1925, Paris apparaît comme le centre du monde : les peintres russes affluent à Montparnasse, Joséphine Baker joue les aimables sauvageonnes en exhibant ses hanches voluptueuses ceintes d’un rang de bananes. C’est aussi l’heure où la « garçonne », cheveux courts coupés au carré, fume, conduit, pilote des voitures de course voire des avions ! Elle n’en oublie pas pour autant d’être féminine jusqu’au bout des ongles, et arbore des bijoux signés Cartier ou Raymond Templier et de longs rangs de perles « à la Louise Brooks ».
Nouvelles cathédrales dévolues aux plaisirs des sens et du jeu, théâtres, music-halls, casinos mais aussi palaces et luxueuses résidences secondaires poussent parallèlement comme des champignons. Les salles Pleyel et Les Folies Bergère sont inaugurées à la fin des années vingt. Conçue par Robert Mallet-Stevens, la villa Noailles, à Hyères, inaugure le nouveau style de l’hôtel particulier chic et de bon ton. Plus modestement, le bourgeois éclairé s’encanaille et investit l’atelier d’artiste pour en faire un lieu de réception…
Déjà colorisé, bientôt parlant, le cinéma incarne, quant à lui, le divertissement populaire par excellence. Quelle que soit son importance, chaque ville dispose désormais d’une salle signalée par sa façade flambant neuf en style Art Déco. À l’intérieur, le luxe se fait encore plus tapageur : des décors « exotiques » accompagnent le spectateur, avant et après la projection du film. Créé en 1921, en plein quartier de Barbès, Le Louxor est ainsi le plus vieux cinéma de Paris : tout juste restauré, son décor néo-égyptien est une pure merveille ! Le Rex, quant à lui, puise ses références dans le monde mauresque, l’autre grande source d’inspiration très en vogue dans les années vingt…
Due à André Belloc, une invention va cependant révolutionner la perception de l’espace urbain : le néon qui, en utilisant les artifices de l’électricité, va habiller de lettres de lumière les façades des cinémas comme celles des grands magasins. Les enseignes « Le Bon Marché », « Le Printemps », « La Samaritaine », « Les Galeries Lafayette », clignotent désormais dans la nuit noire parisienne, tels des paradis accessibles regorgeant d’inépuisables richesses. Avec leurs matériaux éclectiques et leur éclairage artificiel, ces nouveaux temples sont, sans aucun doute, les premiers vecteurs de la diffusion de l’Art Déco sur l’ensemble du territoire français…
La vitesse est l’autre reine incontestée de cette époque tourbillonnante. Louis Renault et André Citroën fusellent à l’envi leurs voitures transformées en bolides. Les architectes, dont Robert Mallet-Stevens, Albert Laprade ou Michel Roux-Spitz, rivalisent d’audace pour concevoir d’élégants garages qui serviront d’écrin pour ces « petits bijoux » que l’on bichonne et collectionne tels des chevaux de course. L’exposition parisienne montre ainsi ces figurines qui ornent, avec humour, leurs bouchons de radiateur : elles épousent les traits des célébrités de l’époque, comme Suzanne Lenglen (la championne de tennis aux longues jupes plissées), Mistinguett, ou même Bécassine !
Aux antipodes de cette quête frénétique de la modernité et du progrès, des hommes et des femmes préfèrent tourner leurs regards vers l’Afrique, inépuisable source d’inspiration. Paris devient alors la capitale incontestée de « l’art nègre » (une appellation nullement injurieuse), tandis que l’ethnologue Marcel Griaule, accompagné du poète Michel Leiris, s’apprête à entreprendre la fameuse Mission Dakar-Djibouti. « On peut presque dire qu’il y a une forme de sentiment, une architecture de la pensée, une expression subtile des forces les plus profondes de la vie qui ont été extraites de la civilisation nègre et introduites dans le monde artistique moderne », résume, avec éclat, le galeriste parisien Paul Guillaume dans un célèbre discours à la Fondation Barnes.
Mais là où l’exposition du Palais de Chaillot se révèle la plus passionnante, c’est sans nul doute dans sa façon d’illustrer l’extraordinaire rayonnement de l’Art Déco bien au-delà des frontières qui l’ont vu naître. Ses meilleurs ambassadeurs ne furent-ils pas les paquebots, gigantesques palaces flottants qui fendaient les océans dans leurs habits de splendeur ? il faut dire que, là encore, ce sont les plus grands noms de l’époque qui en signèrent les décors : Jacques-Emile Ruhlmann pour les mobiliers, Alfred Janniot pour les sculptures, Jean Dupas pour les fresques, Pierre Patout pour l’architecture…
Telle une traînée de poudre, l’Art Déco se répand alors aux quatre coins du monde, de New York à Chicago, de Tokyo à Shanghaï de Saïgon à Hanoï, de Tunis à Casablanca. Partout, ce sont les mêmes lignes droites, les mêmes façades, les mêmes colonnes. Ambassades, magasins, bureaux de postes, gares, théâtres, opéras métamorphosent bientôt ces villes des antipodes en de véritables « petits Paris ». Autant de « parenthèses Art Déco » qui distillent, de nos jours, un doux parfum de nostalgie…
À voir : 1925, Quand l’Art Déco séduit le monde, jusqu’au 17 février 2014, Cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot, Paris, ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Informations au www.citechaillot.fr
À lire : très beau catalogue sous la direction d’Emmanuel Bréon et Philippe Rivoirard, coédition Norma/Cité de l’architecture et du patrimoine, 280 pages, relié 45 euros, broché 39 euros.