Chambéry doit à sa position stratégique sur la route d’Italie et à son statut d’ancienne capitale des États de Savoie, une exceptionnelle collection de peintures italiennes en terre française. On peut actuellement admirer les œuvres de toutes les grandes écoles de la péninsule, du XIVe au XVIIIe siècle, dans un musée des Beaux-Arts récemment rénové.
Ce musée est bien digne de la capitale que fut, en son temps, la ville de Chambéry. Peu le savent, mais la première demeure des ducs de Savoie – devenus princes de Piémont et rois de Sardaigne puis souverains de l’Italie unifiée – le berceau de cette grande dynastie européenne ne se trouve justement pas en Italie, mais à Chambéry, sur le versant occidental des Alpes, où l’on a toujours parlé le savoyard, variante locale du franco-provençal.
Le coup du sort qui a placé Chambéry, pourrait-on dire, du mauvais côté des Alpes alors que l’histoire à laquelle elle fut liée dès les origines se jouait de l’autre côté du toit de l’Europe, a fait perdre à la ville, en 1562, son statut de capitale au profit de Turin, mieux située, et qui devint, on le sait, le centre de l’un des plus puissants royaumes d’Europe au XVIIIe siècle.
Tandis que Turin reste aujourd’hui la quatrième ville d’Italie et le fer de lance de son industrie, Chambéry est une paisible petite préfecture française de province de 50 000 habitants, à l’ombre des montagnes.
Son musée des Beaux-Arts constitue, avec la Sainte-Chapelle de son château – elle a, un temps, abrité le Saint-Suaire, lui aussi depuis, parti à Turin – les derniers vestiges de cette gloire passée et de ces liens resserrés avec l’Italie. Il possède, en partie grâce aux Savoie, ducs puis rois, une collection exceptionnelle de peintures italiennes en terre française, d’autant plus intéressante qu’éloignée de Paris, elle demeure dans une confidentialité qui fait d’une visite à Chambéry une véritable découverte pour l’amateur curieux. Le musée ne renferme certes pas de Léonard de Vinci, de Piero della Francesca ni de Caravage ou même de Tiepolo, mais l’abondance de peintres méconnus que l’on ne trouve habituellement pas hors des églises et des musées d’Italie, lui permet de se distinguer. Voilà un véritable musée italien en terre de France et non pas un musée doté de belles collections de peintures italiennes, comme il en existe tant de par le monde.
Abrité depuis 1899 dans l’ancienne halle aux grains, le musée a été somptueusement rénové fin 2012, une rénovation qui a aussi concerné les œuvres puisque nombre d’entre elles ont été sorties des réserves ou restaurées pour l’occasion. Il offre désormais un panorama complet de la peinture italienne du XIVe siècle au XVIIIe siècle. Les plus grandes écoles de peinture y sont représentées avec des œuvres provenant de Florence, Sienne, Naples, Bologne et Venise mais aussi, à l’instar de tout musée de province italien, un important fonds de peintures régionales, c’est-à-dire de tableaux de l’école savoyarde, liée à l’école piémontaise, si peu connue mais qui, on le verra, n’en compte pas moins des artistes de valeur. L’Italie révèle ici ce qui la caractérise le mieux : son foisonnement artistique et l’extrême variété des approches picturales ayant émergé, au fil des siècles, aux quatre coins de la péninsule, dans chaque cité-État, duché ou république autonome.
La richesse de ce fonds italien fut constituée au XIXe siècle grâce à plusieurs legs de collectionneurs privés, notamment celui du baron Garriot, un Savoyard établi à Florence, qui ne laissa pas moins de 244 œuvres. Elle est également le fruit du don de plusieurs tableaux importants, par le dernier souverain du Piémont et premier roi d’Italie, Victor-Emmanuel II, en 1850, dix ans avant le rattachement de la Savoie à la France.
L’œuvre la plus célèbre de la galerie italienne du musée, située au deuxième étage, sous une voûte percée de verrières qui permettent un éclairage zénithal, a récemment changé de géniteur : attribué par Roberto Longhi à Paolo Uccello, ce beau portrait de jeune homme a été récemment rendu à Domenico Veneziano, qui, contrairement à ce que son nom indique, œuvrait, lui aussi, en Toscane. De profil, le regard concentré et fixe, l’effigie de ce jeune homme austère séduit plus par la bichromie étonnante que crée le contraste de son surcot et de son turban orangés avec le fond noir uniforme de l’arrière-plan, que par sa mine pincée et son profil rigoureusement dessiné. La froideur et la détermination du personnage sont renforcées par la devise pour le moins pragmatique qui a été peinte en trompe-l’œil sur le bord inférieur du tableau : « El fin fa tutto », la fin fait tout, c’est-à-dire justifie les moyens. C’est, en tout cas, un exemple fort précoce de portrait de la Renaissance, daté des années 1440 et toujours inspiré de l’art des médailles, quand les peintres n’avaient encore pas franchi le pas d’une représentation frontale.
En remontant de quelques décennies dans le temps et en passant de Florence à Sienne, sa rivale, on peut admirer une œuvre rare : il s’agit d’un polyptique complet (la plupart des retables médiévaux italiens ont été démembrés au XIXe siècle) de Bartolo di Fredi, daté précisément de 1397. Il représente, sur l’habituel fond doré des primitifs italiens, une Trinité, logée dans le panneau supérieur qui surmonte une Visitation, elle-même encadrée par deux représentations de saints. Dominique à gauche, dans le caractéristique habit monacal noir et blanc de l’ordre religieux que cet Espagnol fonda à Toulouse en 1215, et Christophe à droite, faisant traverser une rivière à Jésus enfant, qu’il porte sur son épaule. Le talent de coloriste de l’artiste, qui confère un aspect très décoratif à l’ensemble, retient surtout le regard, ainsi que la finesse de l’architecture gothique géométrisée qui introduit un semblant de profondeur et compense une certaine rigidité dans le traitement des figures humaines.
La pleine Renaissance, la Renaissance mûre du XVIe siècle est l’une des gloires du musée, qui donne à voir des œuvres majeures d’artistes peu représentés dans les collections françaises. Du Bolonais Bartolomeo Passerotti, on notera plusieurs portraits ; de Santi di Tito une belle et dépouillée Crucifixion (1590), mais c’est le Florentin Stefano Pieri qui mérite notre attention. Cet artiste est un talentueux représentant du maniérisme tardif dans sa forme la plus tempérée et élégante. Élève de Vasari et de Bronzino, il peint vers 1587, une poignante Déposition du Christ en organisant sa composition autour de la courbe serpentine que forme le corps exsangue du Messie et que prolonge la silhouette renversée de sa mère évanouie, terrassée par la douleur. Le peintre s’intéresse moins ici à l’aspect narratif de l’épisode (la croix et le contexte sont absents) qu’à son caractère tragique et il resserre le cadrage sur les seules figures éplorées autour du Christ pour être au plus près de la peine des personnages. La tension propre à une telle scène est cependant atténuée par le raffinement des poses et des expressions.
Continuons notre marche dans le temps et passons au siècle suivant. Le XVIIe siècle italien est autant celui du Caravage que celui d’une foi triomphante, la foi de la Contre-Réforme tridentine, qui fait des arts le fer de lance de la lutte contre le protestantisme et d’un rapprochement avec le fidèle. Il faut émouvoir, exalter, passionner le croyant. Les images pieuses envahissent les églises et des tableaux de dévotion sont partout. Deux Vierges à l’enfant, l’une de l’introverti Sassoferrato et l’autre du Guerchin, illustre représentant de l’école bolonaise, sont la quintessence même de ce regain de ferveur catholique : ce sont des représentations dénuées de l’humanisme de la Renaissance, éloignées d’une inscription dans le monde réel, mais pleines d’une profonde piété, d’une empathie sans limite pour le sujet qu’elles dépeignent. Passons encore devant deux sombres et admirables tableaux caravagesques de Preti, La Mort de Didon et Judith et Holopherne, puis regardons une galerie de beaux portraits d’hommes et de femmes de l’époque dans leurs plus beaux atours, pour déboucher sur le XVIIIe siècle et rejoindre enfin la partie méridionale de la péninsule.
Naples, au XVIIIe siècle, est la plus grande ville d’Europe après Paris et Londres, et connaît un renouveau éclatant dans le domaine artistique lorsqu’elle accède au statut de capitale, avec l’installation des Bourbons sur le trône parthénopéen, en 1734. Son peintre le plus brillant est alors Francesco Solimena, qui perpétue et renouvelle à sa manière l’art de la Contre-Réforme en faisant un usage très personnel du clair-obscur : dans sa Descente de croix, il sculpte puissamment les figures par le jeu admirable des contrastes d’ombre et de lumière. La composition pyramidale est également héritée du Grand Siècle puisqu’elle reprend le modèle célèbre de la Déposition que peignit Rubens pour la cathédrale d’Anvers, mais la version du Napolitain est animée par ce coloris subtil et intense typique du baroque du XVIIIe siècle. D’autres artistes majeurs de la scène napolitaine égrènent leur talent sur les cimaises du musée, notamment Sebastiano Conca et ses deux Muses, La Musique et La Poésie Épique.
Face à ces grands maîtres, le Piémont, moins célèbre pour ses peintres que pour ses hommes d’État, ne fait pas pâle figure à Chambéry. Au contraire, les deux toiles les plus impressionnantes du musée sont dues à un peintre piémontais d’origine française, Claudio Francesco Beaumont, un illustre inconnu de nos jours, mais qui, en son temps (le milieu du XVIIIe siècle), fut le peintre attitré des premiers rois de Sardaigne. Il s’occupa en particulier, pour ces souverains soucieux de faire de Turin une ville à l’égale des autres grandes capitales européennes, de la réalisation de cartons pour des tapisseries destinées à orner les résidences royales. Deux de ces œuvres à l’échelle des tentures finales ont été offertes au musée, en 1850, par Victor-Emmanuel II. Elles représentent respectivement Hannibal jurant haine aux Romains et Alexandre le Grand et la famille de Darius, des sujets édifiants tirés de l’histoire antique, dont le second est inspiré de la célèbre version qu’en avait livrée Charles Le Brun pour Louis XIV à Versailles. La filiation louis-quatorzienne trahit bien le programme tout politique de ces souverains d’un royaume récent (institué en 1720) qui cherchaient, comme toute l’Europe, à imiter la politique de gloire du Roi Soleil. Les deux toiles, qui étaient accrochées au palais royal de Turin en 1776, mesurent chacune plus de six mètres de long, ce qui en fait les plus grandes peintures italiennes du XVIIIe siècle conservées en France. Le traitement est monumental, avec une composition foisonnante et mouvementée, empreinte d’un certain exotisme qui n’enlève rien à la noblesse des figures, mais n’a pas grand’ chose de versaillais. Ces scènes fort décoratives sont en fait des allégories des vertus de ces souverains antiques ; le serment d’Hannibal de lutter sans relâche contre Rome représentant la détermination qui sied à tout chef de guerre, tandis que le pardon accordé par Alexandre à la famille de Darius, son ennemi mortel, signifie la magnanimité. Il s’agit évidemment de lire dans l’histoire ancienne les mérites du souverain piémontais : l’histoire légitime le pouvoir, pratique devenue illustre en France, sous Louis XIV.
L’Italie est bien maîtresse à Chambéry et son musée parfaitement rénové constitue le point de départ idéal pour celui qui, comme les voyageurs du Grand Tour jadis, veut découvrir les charmes du pays des arts et franchir les Alpes.
Tancrède Hertzog