Tout le monde s’accorde à trouver inhu-maine, barbare et régressive une coutume qui règne en Corée du Nord, et qui s’appelle le yeon-jwa-je, c’est-à-dire « la responsabilité par association ». Héritée des temps anciens, adoptée avec une férocité scrupuleuse par le pouvoir actuel, cette coutume veut que les proches d’un condamné, parents et enfants, à qui l’on n’a rien à reprocher sinon leur sang, subissent comme lui les rigueurs du camp, voire la mort.
Nos sociétés rejettent bien sûr avec hor-reur une telle conception de la culpabilité. Certes, les liens familiaux font qu’un père, par exemple, s’exonère difficilement du crime commis par son fils. Mais ce senti-ment moral d’une faute partagée ne signifie pas infraction pénale. Le père est solidaire de son fils criminel, mais il ne va pas le re-joindre en prison.
Pourtant la tentation subsiste, plus ou moins inconsciente, d’oublier cette distinction, de décréter des culpabilités collectives, et d’identifier un individu à sa famille, son peuple ou son État plutôt que de le consi-dérer comme une personne autonome. Lorsque tel pays – par exemple la Russie ou Israël – est l’objet d’une condamnation par l’opinion publique, n’avons-nous pas l’im-pression de transgresser un interdit si nous serrons la main d’un Russe ou d’un Israélien, fussent-ils des adversaires de leur régime ?
Un pas de plus, et l’on jette l’anathème sur tout ce qui est russe, à moins que l’on cherche à perturber un concert de l’Orchestre phil-harmonique d’Israël. N’est-ce pas décréter une culpabilité par association qui rappelle fâcheusement les procédés cyniques de la Corée du Nord ? On me dira que j’exagère : les artistes russes ou israéliens ne sont pas tou-jours boycottés au seul motif d’un sang impur. Certains d’entre eux soutiennent Poutine ou Netanyahou, et sont donc coresponsables des actes de ces dirigeants. Et même si ce n’est pas le cas, ne peut-on considérer qu’un pianiste ou un orchestre « représente » son pays, donc, peu ou prou, son régime ?
D’accord pour les artistes (heureusement bien rares) qui se font les soutiens actifs d’un État dictatorial. Mais les autres ? Lorsqu’on prétend qu’ils « représentent » leur pays, même à leur corps défendant, n’affirme-t-on pas que leur nationalité leur colle à la peau, et qu’ils sont bel et bien coupables par asso-ciation, ou pour mieux dire, par contagion ? Un tel amalgame, qui veut que dans toutes les veines russes coule le sang de Poutine, conduit alors à rejeter en bloc la littérature et l’art de la Russie, même ceux du passé.
On tente de rationaliser ce rejet en pré-textant que l’art est le soft power des dicta-tures. Mais non. L’art ne se laisse pas faire ainsi. L’art échappe aux pouvoirs, quels qu’ils soient. Ne le qualifions pas de contre-pouvoir, car ce serait encore le confiner dans le monde de la force, alors qu’il est justement le témoin d’un monde différent, dans lequel la force est sans emploi.
Oui, l’art échappe aux puissances. D’ailleurs il échappe aux artistes mêmes. Prenons Pouchkine : son poème Poltava fait du per-sonnage de Mazeppa un traître à la Russie plutôt qu’un héros de l’Ukraine. Aggravant son cas, Pouchkine s’est également élevé contre Mickiewicz sur la question polonaise, vitupérant les « calomniateurs de la Russie ». Donc politiquement, ce poète aujourd’hui sent le soufre. Mais s’interdire, pour cause de nationalisme pouchkinien, de lire Poltava ou Le Cavalier de bronze, qui tout en racontant des histoires d’amour, de mort et de vaine révolte, font passer sur le front du lecteur, avec le souffle de la beauté, celui de la liberté, c’est mortellement absurde.
Si quelque chose peut nous convaincre que les humains sont capables de surmonter leurs appartenances nationales, c’est bien l’art, et peut-être lui seul. Est-ce qu’on demande à l’art son passeport ? Et pour revenir aux mu-siciens boycottés : comment pouvons-nous croire que ce qui coule dans leurs veines est l’idéologie de leur nation ? Pour l’écrasante majorité d’entre eux, ce qu’ils ont dans le sang, c’est la seule musique.


















