GEORGESDE LA TOUR – PRINCE DE LA NUIT

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Le musée Jacquemart-André consacre la première rétrospective à Georges de La Tour en France depuis l’exposition du Grand Palais de 1997. Elle réunit une quarantaine d’œuvres, dont plus d’une vingtaine de la main du maître lorrain du XVIIe siècle et fait le point sur l’art de cet artiste qui obsède historiens et amateurs depuis sa redécouverte au début du XXe siècle. Le fait que ses chefs-d’œuvre les plus célèbres soient absents de l’exposition que lui consacre en ce moment le musée Jacquemart-André est un testament à la puissance de la peinture de Georges de La Tour. Face à la succession envoûtante des nuits ravivées de bougies de ses tableaux, on oublierait presque que La diseuse de bonne aventure, coupablement laissée s’en-fuir de France pour les États-Unis par le suffisant André Malraux, et les deux versions du Tricheur à l’as de carreau (pour l’une), de trèfle (pour l’autre), n’ont pas fait le déplacement dans les salles étriquées du musée parisien. Par rapport à la fameuse rétrospective du Grand Palais de 1997, il y a ici moins d’œuvres du maître. Mais si on met de côté la question de ce que la présente exposition apporte de nouveau à la connaissance du peintre lorrain – pas grand-chose, semble-t-il, à part une œuvre ou deux redécouvertes, on ne peut que constater que la magie faite d’ombre et de lumière de La Tour opère toujours sans détours, presque trop facilement, dans une séduction immédiate. La valeur d’un grand artiste se reconnaît, affirment certains, non pas...

Le musée Jacquemart-André consacre la première rétrospective à Georges de La Tour en France depuis l’exposition du Grand Palais de 1997. Elle réunit une quarantaine d’œuvres, dont plus d’une vingtaine de la main du maître lorrain du XVIIe siècle et fait le point sur l’art de cet artiste qui obsède historiens et amateurs depuis sa redécouverte au début du XXe siècle.

Le fait que ses chefs-d’œuvre les plus célèbres soient absents de l’exposition que lui consacre en ce moment le musée Jacquemart-André est un testament à la puissance de la peinture de Georges de La Tour. Face à la succession envoûtante des nuits ravivées de bougies de ses tableaux, on oublierait presque que La diseuse de bonne aventure, coupablement laissée s’en-fuir de France pour les États-Unis par le suffisant André Malraux, et les deux versions du Tricheur à l’as de carreau (pour l’une), de trèfle (pour l’autre), n’ont pas fait le déplacement dans les salles étriquées du musée parisien. Par rapport à la fameuse rétrospective du Grand Palais de 1997, il y a ici moins d’œuvres du maître. Mais si on met de côté la question de ce que la présente exposition apporte de nouveau à la connaissance du peintre lorrain – pas grand-chose, semble-t-il, à part une œuvre ou deux redécouvertes, on ne peut que constater que la magie faite d’ombre et de lumière de La Tour opère toujours sans détours, presque trop facilement, dans une séduction immédiate.

La valeur d’un grand artiste se reconnaît, affirment certains, non pas à la diversité des sujets qu’il explore, des différents styles qu’il expéri-mente, en un mot à son aptitude à se renouveler sans cesse, mais à sa capacité non pas tant à la variété qu’à la variation. À la faculté de pro-duire des œuvres toujours neuves, toujours saisissantes et poignantes, à partir d’une seule et même recette déclinée ad nauseam. Georges de La Tour est de ces artistes-là. Il est le maître de la variation sur un thème. Son art tient à une formule – à un « truc » diront ses contemp-teurs, qu’il reproduit avec une telle unité de ton de tableau en ta-bleau qu’elle rend leur datation particulièrement ardue – vu qu’on ne sait, par ailleurs, pratiquement rien sur sa vie. C’est aussi ce qui fait qu’on reconnaît au premier coup d’œil le style La Tour et qu’on s’étonne encore qu’il ait pu être, de sa mort en 1652 à sa redécouverte en 1915, complètement oublié et ses toiles confondues avec celles de Caravage, Zurbarán, voire de Murillo et Vermeer. Cadrages serrés autour des figures, souvent représentées à mi-corps, fonds neutres gé-néralement sombres, décors peu développés, naturalisme des person-nages, dont les types sont pris dans les milieux populaires et décrits avec réalisme, prédilection pour des scènes de genre comme joueurs de carte et musiciens de rue et, bien sûr, le rôle central du clair-obs-cur, qui modèle les reliefs, bâtit les corps et crée la profondeur : ce sont les caractéristiques communes à tous les tableaux de Georges de La Tour, qu’ils soient diurnes ou nocturnes, selon la distinction qu’ont opérée les historiens au sein de son œuvre. Or cette formule, ce n’est même pas La Tour qui l’a inventée puisqu’elle est, bien enten-du, partagée par tous les peintres caravagesques d’Europe, qui perpé-tuèrent à partir des années mille six cent-dix la foudroyante et nou-velle leçon du Caravage. Mais, depuis sa Lorraine natale où il est actif à partir de la fin des an-nées mille six cent-dix, La Tour va ajouter, dès ses débuts, à ce langage attendu, les raffinements d’un style éminemment personnel. Et dans cette variation du style et de ses effets, dans cette recherche poussée à l’extrême, chaque tableau ou presque, est un chef-d’œuvre.

Observons Les joueurs de dés, une toile datée de la fin de sa carrière et qui clôt l’exposition. C’est un sujet de taverne typique du caravagisme et qui constitue habituellement le prétexte pour de truculentes visions de beuverie ou de tromperie. Mais ici, aucun pathétisme. Personne ne regarde le spectateur, les joueurs – des soldats et une dame – sont tout à leur affaire dans une atmosphère mystérieuse, aussi palpable que les zones d’ombre et de lumière que crée la lueur d’une bougie cachée, seul éclairage de ce huis-clos saisi entre quatre murs. Ce qui marque le re-gard, c’est plutôt l’élégance formelle des figures longilignes (admirez les doigts des mains, éclairés et colorés selon différentes gammes par le clair-obscur et étrangement allongés) et leur disposition régulière, qui rythme la composition. Dans ce tableau de la fin de sa carrière comme dans les autres, La Tour met de côté l’aspect théâtral, les lignes violentes et dynamiques qu’on peut trouver chez Caravage et les effets drama-tiques qu’affectionnent nombre des suiveurs italiens, hollandais, espa-gnols ou français du Lombard.

Les joueurs de dés est un exemple typique de l’art de La Tour car il uti-lise également un procédé que le peintre apprécie particulièrement et est quasiment devenu sa signature : la flamme présente mais masquée, source de l’éclairage de la scène et origine du clair-obscur, qui révèle ou dissimule les objets et les corps. Cachée par un bras, comme dans ce ta-bleau, ou par un objet, comme le crâne de la Madeleine pénitente de Washington, ce simple expédient est lourd de conséquences. Il permet au peintre de produire des effets virtuoses de contre-jour, radicalisant d’autant plus le clair-obscur et soulignant les poses et les expressions, mais il a également de subtiles répercussions narratives. La lumière, c’est Dieu bien entendu, et l’ombre, son absence. Mais les deux sont mêlés dans la Madeleine : la lumière se diffuse au-delà du crâne, un bout de flamme dépassant de son sommet lisse, mais c’est aussi sa lueur qui le met en valeur, découpant sa silhouette macabre sur le fond, rendant ir-résistible la présence de ce symbole de vanité. Ce jeu d’éclairages, de pré-sence et d’absence, de pour et de contre, nous montre une Madeleine certes méditant mais, plus encore, doutant, prise entre sa foi nouvelle et la vanité de la vie dissolue qu’elle a menée jusqu’ici. Trivial artifice mais qui permet de désigner et appuyer le sens profond de la scène.
Une autre idiosyncrasie du style de La Tour réside dans le choix et le trai-tement de ses sujets. Même quand ils appartiennent à des genres diffé-rents, ils se ressemblent. Dans ses peintures, l’artiste abolit presque tota-lement la distance entre le profane et le sacré si bien qu’à part ses Saint Jérôme pénitents et son Apostolado d’Albi, on ne sait pas vraiment quand on a affaire à une scène religieuse ou à un épisode de la vie quotidienne – le fameux Nouveau-né du musée de Rennes étant l’exemple paradig-matique. Est-ce une Nativité du Christ ou la simple observation d’un moment de tendresse toute maternelle ? Les deux à la fois, bien sûr. Une scène de genre telle que La diseuse de bonne aventure, thème peint par Caravage, La Tour et tant d’autres à cette époque, plaisait d’ailleurs aux amateurs car elle illustrait tout aussi bien un spectacle habituel des bas-fonds citadins de l’époque que la parabole du Fils prodigue dissipant son bien. Dans l’autre sens, son Reniement de saint Pierre ressemble bien plus à une scène de tripot qu’à un tableau d’église et la figure de l’apôtre y est reléguée à l’arrière-plan par rapport aux soldats jouant aux dés, symbole de perdition et vision prosaïque déduite du réel.

Dès ses débuts, La Tour élit la simplicité du familier et du quotidien plutôt que les rideaux de théâtre, les auréoles et les anges ailés. Pour lui, le silence parle mieux du sacré que les attributs glorieux des saints.
L’ambivalence interprétative et donc le mystère qui enveloppent les toiles de La Tour sont rendus d’autant plus épais qu’on ne sait pas com-ment ce peintre, qui vécut au cœur des affres de la Guerre de Trente ans et de ses destructions (il perdit toutes ses toiles lors du sac de Lunéville par les Français en 1638), en vint à connaître la peinture caravagesque ni auprès de qui et où il se forma. Fit-il le voyage de Rome, comme la plupart de ses contemporains de Lorraine ? Se rendit-il plutôt aux Pays-Bas, où il put assimiler la leçon des « caravagesques d’Utrecht », ter Brugghen, van Baburen et van Honthorst ? Ou bien reçut-il l’ensei-gnement de Jacques Bellange, peintre et graveur lorrain du maniérisme tardif, dont il reprend certains sujets dans ses tableaux ? Nul ne le sait car les archives sont désespérément muettes. Il fut un peintre provin cial – ce qui ajoute encore à son charme par rapport aux plus officiels Vouet, Poussin et Le Brun – mais tout sauf secondaire : la Lorraine, terre d’Empire et de ce fait officieusement indépendante, était en ce temps un grand foyer artistique, grâce à la cour ducale de Nancy, raffi-née et tournée vers les dernières nouveautés. Apprécié du duc Charles IV de Lorraine, La Tour passa ensuite au service des Français quand ceux-ci mirent la main sur le duché, se rendant à Paris et devenant peintre ordinaire du roi Louis XIII. Celui-ci accrocha même une de ses toiles dans sa chambre à coucher. Ambitieux, fils d’un boulanger aisé et respecté, La Tour avait épousé une dame de petite noblesse et n’avait de plus haute ambition que d’être lui-même anobli – comme l’avait été Claude Déruet, le peintre favori des ducs de Lorraine. Ambition déçue, in fine. Tout ce que l’on sait, outre cette ambition, des rares ar-chives qui le mentionnent est qu’il était âpre au gain, litigieux et ba-garreur, un propriétaire bourgeois jouant les seigneurs en terrorisant ses voisins moins nantis, allant jusqu’à lâcher ses chiens pour détruire leurs champs. Un caractère qui s’accommode mal avec ses peintures, spirituelles et méditatives, pleines d’empathie pour les plus modestes. Mais le sainte-beuvisme est, on le sait, un mirage – a fortiori quand les sources historiques manquent.

Oublié après sa mort, victime des guerres et révolutions qui détrui-sirent ses toiles, on ne conserve qu’une portion congrue de sa pro-duction : moins d’un sixième, au bas mot, de ce qu’il a pu peindre au cours de sa vie. Qui plus est, presque aucune œuvre qu’on a de lui n’est datée. Sa carrière a néanmoins été divisée par les historiens de l’art en deux massifs principaux qui semblent dessiner une esquisse de chronologie : les scènes diurnes, qui dominent jusqu’à la fin des années mille six cent-trente, et les scènes nocturnes, qui l’emportent ensuite. Mais même cette rudimentaire chronologie a été remise en cause par le magnifique tableau ouvrant l’exposition, L’argent versé, du musée de Lviv, en Ukraine. Celui-ci daterait des années mille six cent-vingt, soit du début de la carrière du peintre. Or, la chandelle vacillante qui illumine la scène indique clairement son caractère ves-péral. Mais cette distinction entre nuit et jour a-t-elle tant de sens que cela ? Les tableaux diurnes de La Tour sont parfois aussi sombres que ses nuits. Et le fait qu’une composition n’est pas illuminée par une chandelle visible dans le champ de l’image signifie-t-il forcément que la scène a lieu de jour ? Rien n’est moins sûr.

Il n’est pas tout à fait exact de dire que La Tour a toujours peint de la même manière : ses tableaux du début – ou du moins présumés tels – ont une patte un peu différente, comme La vieille femme et Le vieil-lard. Sur un fond quasiment neutre (un angle de mur), le cadrage est plutôt serré autour des deux personnages, mais ils sont en pied et moins grands que nature. Bien qu’on reconnaisse déjà la tendance de La Tour à la simplification en volumes amples pour bâtir ses figures, qu’on constate déjà le gommage de tout élément superflu et une sym-pathie détachée, dénuée de tendance au pittoresque, pour les types po-pulaires, la facture diverge des formes lissées de ses tableaux plus tar-difs. La matière colorée est ici plus vibrante et délicieusement pâteuse, un peu cartonneuse, alors même que la ligne, qui vient par endroits s’ajouter et préciser les contours, est, elle, fine et calligraphique, avec des détails tracés à la pointe du pinceau – comme si La Tour tenait pour peindre une plume à écrire. On retrouve ce graphisme virtuose dans le visage de la célèbre vieille femme aux chairs ridées de La diseuse de bonne aventure. Mais, bientôt, La Tour adoucit ses contours, rend les formes plus pleines et parvient à concilier naturalisme et géomé-trie. C’est l’ovale parfait du visage de la mère dans Le Nouveau-né et de la courtisane dans Le tricheur à l’as de carreau ou encore la volumétrie toute synthétique du Saint Jean-Baptiste dans le désert. Du même pas, le silence et le recueillement qui émanent de ses toiles se font encore plus présents et toujours plus profonds. Le mouvement, déjà immobile et arrêté, disparaît : les figures sont alanguies ou pensivement repliées sur elles-mêmes, absorbées dans la contemplation de l’enfant, des choses divines ou des dés qui roulent sur la table.

Avec son art de la variation, La Tour a fait de sa formule non pas une manière mais une maniera, en italien, en référence au maniérisme de la fin du XVIe siècle, cette tendance de la peinture de la Renaissance finissante à exacerber la perfection anatomique qu’avaient rejointe les artistes du début du siècle, comme Raphaël, en allongeant et dis-tendant artificiellement le canon du corps humain. Ce faisant, les peintres cherchaient à atteindre une beauté à la fois idéale, hors de ce monde, purement artistique, et étrange, virtuelle, puissamment ex-pressive. Dans une tout autre direction, La Tour avec les nocturnes de ses dernières années, comme Les joueurs de dés ou Le Reniement de saint Pierre, réalise les potentialités qui étaient inscrites dès le départ dans sa manière silencieuse, sobre et puissante. Explorant les voies de son art, exacerbant sa propre inclination à l’ellipse et au recueille-ment, il tend à une sorte d’abstraction formelle et intellectuelle. Elle le pousse à monumentaliser et simplifier les figures mais, surtout, à donner sa pleine mesure au vrai protagoniste de son œuvre : la subs-tance dynamique, tissu de toute matière et même de l’air dans ses ta-bleaux, que sont l’ombre et la lumière.

En définitive, si la peinture de La Tour, au même titre que celle de Caravage, plaît tant à l’œil contemporain – alors que l’art de Poussin ou de Guido Reni, autrefois porté aux nues, nous paraît plus diffi-cile d’accès, c’est qu’elle a en elle quelque chose de foncièrement ras-surant et évocateur. Elle est comme un repaire familier, un recoin où l’on se nicherait, blotti dans l’épaisseur de sa nuit et dans la chaleur de ses bougies, protégé par le réduit de ses quatre murs. Depuis tou-jours, la nuit porte en elle cette ambivalence : lieu de la peur, de l’in-connu, terrain de chasse des monstres, elle est aussi le refuge des âmes sensibles, là où le soleil et le ciel bleu ne peuvent plus blesser, là où les règles du cruel cirque social et de sa mondanité n’ont plus cours. Celle de La Tour et des caravagesques n’est, d’ailleurs, remarquons-le, jamais la nuit noire – tout comme son jour n’est jamais campé sous aucun ciel : elle est toujours éclairée et réchauffée par le feu. C’est un refuge. Face aux sentences pleines de savoir de Poussin, face aux exubérances baroques de Rubens et aux marbres auliques du Bernin, la nuit baignée de rouge, de noir et de lumière de La Tour étend ses bras autour de nous, reflétant dans ses miroirs et parmi ses flammes une image idéale – et certainement fantasmée – de ce premier XVIIe siècle. Un âge en-core un peu archaïque, profondément humain, quelques derniers ins-tants avant que n’entrent en scène Galilée, Descartes et Newton, les pères de notre rationalité moderne.

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