Chevelure flamboyante, peau laiteuse, les égéries des peintres de l’époque victorienne envahirent, à la fin du XIXe siècle, les salons londoniens de leur grâce diaphane. Longtemps méprisés, ces portraits de créatures vénéneuses ou éthérées font l’objet, depuis peu, d’une réhabilitation salutaire. Il était temps…
Par Bérénice Geoffroy-Schneiter
Il suffit de contempler une photographie officielle de l’imposante reine Victoria pour comprendre sous quelle poigne de fer étaient tenus les sujets du vaste Empire britannique. Première puissance mondiale rayonnant aux quatre coins de la planète (de l’Inde à la Chine en passant par l’Afrique de l’Est), l’Angleterre vit, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une insolente révolution industrielle, bientôt suivie d’une pauvreté ouvrière dénoncée par les romanciers, tel Charles Dickens. Dans un même temps, l’on se pique, dans les salons chics et les boudoirs de Londres, de poésie, de littérature chevaleresque et d’Antiquité gréco-romaine …
L’heure, il est vrai, est aux découvertes des grands sites archéologiques comme Herculanum et Pompéi, dont le mobilier et les fresques enflamment l’imagination des écrivains et des peintres. Au cœur de la capitale, le British Museum et le Victoria & Albert Museum (tout juste créé après l’exposition universelle de 1851) deviennent des cavernes d’Ali-Baba regorgeant de sculptures, de bas-reliefs, mais aussi de bijoux et d’objets décoratifs dont l’exotisme « géographique et temporel » va stimuler la créativité des artistes. Dans une civilisation aussi puritaine que l’Angleterre sous l’ère victorienne, les peintres ne caressent alors qu’un rêve : célébrer le culte de la beauté féminine, et exprimer par la grâce de leurs pinceaux enfiévrés tous les fantasmes et les idéaux d’une société corsetée, pour ne pas dire frustrée …
D’abord présentée à Paris au musée Jacquemart-André, puis à Rome et à Madrid, l’exposition « Désirs & Volupté » montre ainsi — grâce à de nombreux chefs-d’œuvre issus de la collection Pérez Simon — combien ces apôtres d’un nouvel ordre esthétique puisaient à des sources iconographiques et livresques extrêmement variées. Car, derrière ces nymphes aux corps marmoréens et aux chevelures de feu, c’est toute la nostalgie d’un âge d’or baigné de lumière et de beauté antique que les peintres tentent de ressusciter. Loin, bien loin des fumées d’usines qui crachent leurs miasmes dans les cieux londoniens gorgés de brouillards et de pluies …
Exit donc les références à ce nouveau monde peuplé de machines terrifiantes et de créatures faméliques ! Alors que de l’autre côté de la Manche les impressionnistes français captent les métamorphoses de la ville moderne (sous le pinceau d’un Gustave Caillebotte ou d’un Monet, l’on ne craint plus de magnifier la puissance altière d’un pont métallique ou d’une gare), les artistes anglais préfèrent se complaire dans un univers onirique et ouaté, où tout ne serait que « luxe, calme et volupté. »
Puisant leur inspiration dans la légende arthurienne, les romans de Walter Scott (le créateur d’Ivanhoé) et les pièces de Shakespeare, ces peintres cultivés à souhait célèbrent donc avec panache les noces de la littérature et de la peinture. « Le plus noble des tableaux est un poème peint », prônera ainsi Dante Gabriel Rossetti. Cet aphorisme aux allures de credo sera repris par bien des artistes réunis sous le vocable de « préraphaélites ». Tournant résolument le dos à l’art de leur époque qu’ils jugent dégénéré et frivole, ces jeunes gens qui ont pour nom John Everett Millais, Burne-Jones, Lawrence Alma-Tadema, Albert Joseph Moore et Frederic Leighton préfèrent tremper leur pinceau dans le suc vivifiant du passé. S’il est des modèles que certains d’entre eux revendiquent cependant outre-Manche, ce ne peut être qu’Auguste Ingres (pour l’élégance de sa ligne), Jean-Léon Gérôme (pour le goût de l’Antique) et William Bouguereau. Il est assez piquant de constater que ce dernier fut longtemps jugé trop « académique » pour recevoir les honneurs des cimaises des musées parisiens …
C’est sans doute en raison de ces affinités électives que les peintres de l’ère victorienne ont longtemps été les « incompris » voire « les mal-aimés » de la critique d’art française. Tout au plus voyait-on en eux des illustrateurs raffinés, voire des décorateurs de salon. À l’heure où les musées anglais réinventent le parcours muséographique de leurs salles (l’on songe notamment à la Tate Britain de Londres), le génie de ces peintres raffinés et érudits tout à la fois, éclate au grand jour.
Ainsi, comment ne pas succomber au charme envoûtant de ces péplums avant l’heure que sont les grandes compositions oniriques et sensuelles de Lawrence Alma-Tadema ? Exposé dès 1888 à Londres et à Paris, Les Roses d’Héliogabale est un sommet du genre qui, il est vrai, peut confiner au kitsch. Vénéneuse et cruelle, cette toile illustrant un banquet où des convives finissent par suffoquer littéralement sous une pluie de roses fait partie de ces chocs visuels qui s’impriment pour longtemps dans la mémoire rétinienne …
Si Alma-Tadema n’a souvent d’yeux que pour l’Antiquité gréco-romaine, d’autres artistes s’enflamment pour l’Égypte ancienne. Nourries par ses nombreux séjours au pays des pharaons, les compositions de Frederick Goodall sont des délices pour les archéologues. Malgré sa taille relativement modeste, la toile intitulée Moïse sauvé des eaux restitue ainsi, dans une fidélité quasi scientifique, la façade du temple d’Isis à Philae. Mieux ! Le peintre est allé jusqu’à adopter le canon égyptien pour représenter la fille du pharaon, la tête couverte d’une coiffe en forme de némès, la taille marquée, les seins hauts et ronds, les hanches drapées d’un pagne transparent. Cette somptueuse reconstitution archéologique en ferait presque oublier le principal protagoniste : le bébé Moïse abandonné par sa mère sur les eaux du Nil …
Mais l’Antiquité, tant s’en faut, n’est pas le seul vivier dans lequel puiseront à satiété les peintres de l’ère victorienne. Le Moyen Âge, les contes de fées, les légendes arthuriennes et les tragédies de Shakespeare fourniront, eux aussi, un répertoire d’une richesse infinie. De Guenièvre, l’épouse du roi Arthur succombant aux charmes du beau Lancelot, à Enid, la femme vertueuse, aimante et courageuse, en passant par Ophélie voguant sur les flots, tel un nénuphar, la chevelure éparse, les incarnations idéales font florès …
Chez cet autre immense artiste qu’est Edward Coley Burne-Jones, les créatures féminines ont souvent la carnation délicate et la chevelure rousse de Georgiana, son épouse bien aimée, avec laquelle il effectuera un séjour de deux mois en Italie, entre Milan et Venise. D’autres modèles vont cependant illuminer de leurs charmes sensuels les compositions élégantes et éthérées de l’artiste : Maria Zambaco, mais aussi Bessie Keene, dont les deux sœurs aînées posaient, quant à elles, pour le peintre James Whistler …
Mais là encore, les frontières entre le rêve et la réalité sont bien ténues. Sommes-nous en présence de modèles ayant véritablement existé, ou de re-créations idéales ? Tout le génie de Burne-Jones repose délibérément sur cette ambiguïté …
Loin d’être anachroniques ou démodées, ces nuées d’enchanteresses, femmes fatales ou fées célestes, ne cesseront de distiller leurs charmes bien au-delà du XIXe siècle. Des héroïnes hitchcokiennes, glaciales et vénéneuses, aux muses psychédéliques des albums d’heroic fantasy, l’esthétique préraphaélite continue d’envoûter …