L’exposition du Kunsthaus de Zurich fait la lumière sur la genèse de l’expressionnisme et étudie l’importance des échanges entre les avant-gardes française et allemande au regard de celle-ci.
L’expressionnisme est encore souvent considéré comme un mouvement spécifiquement allemand. À tort. Plutôt qu’un mouvement, l’expressionnisme est davantage une réaction contre un certain académisme qui corsète l’art en Europe : dès le début du XXe siècle, le terme est utilisé pour désigner des formes d’expression nouvelles, un courant artistique novateur et moderne. Né d’échanges fructueux, l’expressionnisme recouvre des tendances dont les signes avant-coureurs ignorent les frontières : Ensor est belge, Munch norvégien. Quant aux dernières propositions de la scène artistique française, leur influence est primordiale. D’ailleurs, avant même de qualifier l’art allemand, c’est à l’art français qu’est associé le vocable « expressionniste » : en 1911, dans le catalogue de la XXIIe exposition de la Sécession berlinoise, sa première occurrence qualifie un groupe de peintres composé, entre autres artistes, des anciens fauves Van Dongen, Friesz, Manguin, ainsi que de Picasso. Le terme est peu après appliqué aux peintres allemands opposés à l’art établi. Ainsi, l’exposition « Expressionisten », organisée à la galerie Der Sturm à Berlin en mars 1912, réunit avant-gardes de France (Braque, Delaunay, Derain Vlaminck, Dufy, Friesz), d’Allemagne (Kandinsky, Marc, Kirchner, Pechstein, Münter) et de Belgique (Ensor et Wouters) autour de la même appellation.
Des néo-impressionnistes à Cézanne
Tout en s’imprégnant des recherches entreprises par les néo-impressionnistes sur la lumière – Seurat et Signac en tête – les artistes travaillant en Allemagne, et dont l’art et le nom seront associés à l’expressionnisme, posent leur regard sur l’œuvre de trois artistes : Van Gogh, Gauguin et Cézanne.
Dès les années 1880, Van Gogh s’attache à déformer le réel par une ligne puissante et des couleurs brutales. La couleur ne traduit plus sur la toile la perception rétinienne de la lumière : elle devient le véhicule des émotions. Dans ses lettres, l’artiste recommande d’employer « hardiment » et même « arbitrairement » les couleurs pour une meilleure expression, plus intense. Gauguin, lui, remettant en question le mélange des tons, privilégie l’utilisation de couleurs pures dans un art où les idées et les sentiments sont traduits en équivalences plastiques.
Au rendu des effets atmosphériques par la couleur, Cézanne préfère l’expression des volumes. Il met sa peinture au service non du sujet mais à celui de la construction et de la recherche plastique.
L’art de Jawlensky s’enrichit dans les premières années du XXe siècle de toutes ces influences. Alors que ses toiles de 1902-1904 témoignent des innovations du postimpressionnisme, Jawlensky étudie, de 1905 à 1908, l’art de Van Gogh – dont il retient le pouvoir expressif des couleurs – de Cézanne et de Gauguin. En 1905, Jawlensky se rend en Bretagne et fait sienne l’esthétique de Pont-Aven dans des toiles qu’il présentera la même année au Salon d’Automne à Paris, moment clé de l’histoire de l’art du XXe siècle, évènement marquant la naissance du fauvisme.
L’expérience fauve
Les Fauves interrogent eux aussi les œuvres des néo-impressionnistes comme celles de Van Gogh, Cézanne et Gauguin, dont ils retiennent la primauté donnée à la couleur dans l’expression des émotions ainsi qu’à la violence des tons et des contrastes. « Voici les idées d’alors : construction par surfaces colorées. Recherche d’intensité dans la couleur, la matière étant indifférente. Réaction contre la diffusion du ton local dans la lumière. La lumière n’est pas supprimée, mais elle se retrouve exprimée par un accord des surfaces colorées intensément » résumera Matisse en 1929, dans une lettre à l’éditeur Tériade.
De 1904 à 1907, les toiles de Matisse, Derain, Vlaminck puis de Braque, Dufy et Friesz sont caractérisées par une prédilection pour les couleurs vives et violentes, par un geste qui transforme l’impression – le signifié d’une perception rétinienne subjective – en une expression, formulation d’une vérité intérieure restituée par des équivalences plastiques.
Les artistes de l’avant-garde allemande trouvent leur inspiration chez les Fauves, se nourrissent des recherches de ces derniers et inscrivent leur art dans leur sillage. Dès 1905, les membres du groupe Die Brücke, Kirchner, Heckel, Bleyl et Schmidt-Rottluff, rejoints plus tard par Nolde et Pechstein, privilégient l’immédiateté de l’expression. L’invitation faite à Matisse de devenir membre du groupe – qu’il décline – montre la volonté de ces artistes de s’associer étroitement aux principales figures de la scène contemporaine française. Comme Pechstein en 1907-1908, Kandinsky, avec sa compagne Gabriele Münter, séjourne à Paris en 1906-1907 pour s’imprégner du fauvisme. En 1908, dans la petite ville allemande de Murnau, Kandinsky et Münter, Jawlensky et sa compagne Marianne von Werefkin, partageront et mettront à profit leurs expériences françaises dans des œuvres caractérisées par une touche expressive, une déformation de la réalité par la dissolution dans la couleur des formes qui la constituent. Le voyage que Macke effectue, en compagnie de Marc, à Paris à l’automne 1912, est décisif. Les deux artistes sont marqués par leur rencontre avec Delaunay et la découverte des œuvres récentes du peintre dont ils retiennent le découpage et la désintégration de la forme par la lumière.
Cimaises partagées
Le séjour dans l’Hexagone n’est pas l’unique opportunité pour ces artistes d’être au contact du travail d’un Derain, Vlaminck ou d’un Matisse. Galeristes, marchands et collectionneurs contribuent à la diffusion et à la connaissance de l’art de l’avant-garde française en terre germanique. Ainsi, en 1909, il est possible d’admirer l’œuvre de Matisse à l’exposition de la Sécession berlinoise ainsi qu’à la galerie Paul Cassirer de Berlin. La même année, en parallèle avec l’exposition Die Brücke à la galerie Richter de Dresde sont présentées des toiles de Friesz, Marquet, Denis, Roussel, Van Dongen, Vlaminck et Picasso. Lors de sa première exposition à la galerie Tannhauser de Munich, la Neue Künstlervereinigung München (NKVM), cofondée par Jawlensky en 1909, invite les artistes parisiens, parmi lesquels Braque, Derain, Van Dongen, Picasso, Rouault et Vlaminck à se joindre à eux, à partager leurs cimaises. En décembre 1911, à la galerie Tannhauser, ainsi qu’en 1912 à la galerie Goltz à Munich, c’est l’exposition du groupe Der Blaue Reiter qui présente, entre autres artistes, Delaunay, Derain et Rousseau aux côtés de Kandinsky, Macke et Marc, dans une confrontation mettant en avant l’exacerbation des contrastes de couleurs complémentaires et la réduction du paysage à des surfaces colorées. La Quatrième Exposition Annuelle du Sonderbund à Cologne en 1912 s’affirme comme l’incarnation des échanges artistiques et esthétiques dans la genèse de l’expressionnisme, comme en témoigne la préface du catalogue accompagnant l’exposition : [Elle] « voudrait faire le point sur le mouvement pictural qui a récemment jailli […] et qui se propose de simplifier et d’intensifier les formes d’expression par la mise en œuvre de nouveaux rythmes et la musicalité des couleurs […] [elle] entend donner une vue représentative du mouvement expressionniste. Elle inclut également une section rétrospective qui couvre la base historique sur laquelle est fondée la peinture la plus controversée de notre temps : celle de Vincent Van Gogh, Paul Cézanne et Paul Gauguin. »
Dissonances
Toutefois si les fauves, les membres du Brücke ou ceux du Blaue Reiter partagent le désir de libérer la couleur du sujet et exaltent la puissance lumineuse des tons purs, une violence plus brutale encore surgit de l’expressionnisme allemand. Cette violence se ressent plus particulièrement chez Kirchner, Schmidt-Rottluff et Heckel, à la fois dans les formes brisées, dans les lignes nerveuses, dans la palette dissonante, comme dans la teneur de l’expression tourmentée, à l’instar de celle d’un Van Gogh ou d’un Munch ; elles annoncent l’art de Beckmann.
Nota Bene : De Matisse au Cavalier bleu L’expressionnisme en Allemagne et en France. Zurich, Kunsthaus. Du7 février au 11 mai 2014