Éclatant, surprenant, ce Mariage de la Vierge : au lieu du vieillard barbu qu’on donne d’habitude pour époux à la jeune Marie, voici un gaillard du même âge qu’elle, joufflu, aux abondantes boucles blond roux, robuste, d’une virilité indubitable. S’il ne veut pas toucher à sa femme, c’est par choix, non par sénilité et déclin de ses facultés amoureuses. Il tient à la main un long lis qu’il brandit comme l’étendard de sa chasteté voulue. L’auteur de cette entorse flagrante à l’iconographie ? Le peintre italien dit Rosso Fiorentino (de son vrai nom Giovanni Battista di Jacopo Guasparre), né à Florence en 1494. Pourquoi ce surnom de « Rosso » (« Rouge » ou « Roux) ? Là commence la première énigme. Car il ne semble pas qu’il ait été roux ; le roux est la couleur qu’il donne aux cheveux de beaucoup de ses personnages. Or le roux, dans la mythologie populaire, était lié à quelque chose de dangereux et maléfique. Voilà d’emblée notre peintre classé dans la petite cohorte des gens qui dérangent, qui inquiètent, qui ne sont pas tout à fait ce qu’il faudrait être. Son exact compatriote et contemporain Jacopo Pontormo (de son vrai nom Jacopo Carrucci) ne dérangeait et n’inquiétait pas moins, par les formes bizarres, serpentines, contournées de ses personnages. Rosso est mort suicidé, à quarante-six ans. Pontormo a vécu plus vieux, mais à moitié fou. Tant de similitudes unissent ces deux peintres, que les rassembler dans une seule exposition est plus que légitime : et ce qu’on voit actuellement à Florence au Palais Strozzi, dans une splendide mise en scène, mérite qu’on retourne une fois de plus dans la cité du lis. Non pas cette fois pour se repaître des formes harmonieuses et rationnelles de la première Renaissance, mais pour suivre dans leur parcours tortueux deux marginaux.
Si marginaux, dérangeants et inquiétants, ces deux peintres, qu’on les a vite étiquetés comme « maniéristes ». Autant dire qu’on a voulu se débarrasser d’eux, car de « maniéristes » à « maniérés », il n’y a même pas un pas. Maniérés, c’est-à-dire alambiqués, sophistiqués, éloignés du naturel et du vrai. Le grand historien d’art Vasari, leur contemporain, à qui l’on doit cette définition, entendait dire qu’ils ne peignaient pas d’après la nature mais d’après la « manière », et cette manière était le style de Michel-Ange. Les courbes, contre-courbes, étirements de figures, contorsions de corps, n’auraient été que l’exagération du style instauré au plafond de la chapelle Sixtine. Rappelons qu’au seizième siècle Michel-Ange était considéré comme le sommet de l’art, l’Éverest de la peinture (et de la sculpture), et que tout ce qui était venu après ne pouvait se définir que par rapport à cette cime absolue, comme une suite nécessairement inférieure, une déperdition de talent, un déclin, une décadence. D’ou ce long discrédit qui a plombé la réputation de Pontormo et de Rosso, peintres très peu étudiés si on les compare aux grands maîtres de la Renaissance, très peu mis en valeur dans les musées, ignorés du grand public, qui peut enfin, dans cette exposition du Palais Strozzi, découvrir qu’ils ne sont en rien inférieurs aux Botticelli, Lippi ou Raphaël. Ils sont même si proches de nous par leur sensibilité torturée, qu’ils nous touchent infiniment plus et correspondent bien davantage à ce que ressent notre époque.
Beaucoup des tableaux exposés étaient quasiment inaccessibles, à moins de s’enfoncer dans la campagne toscane à la recherche d’églises le plus souvent fermées. Tels deux des plus beaux : la Visitation de Pontormo, reléguée dans l’église San Michele du minuscule village de Carmignano, et la sublime Déposition de la Croix de Rosso, confinée dans l’église San Lorenzo de l’à peine plus importante bourgade de Sansepolcro (connue pour être la patrie et conserver certains chefs-d’œuvre de Piero della Francesca). D’autres tableaux, devenus crasseux et indéchiffrables avec le temps, ont été restaurés en vue de l’exposition, tel, précisément, ce Mariage de la Vierge de Rosso, restitué avec tout le faste et la gaieté d’un coloris exultant.
Le berceau de ce nouveau style de peinture a été le couvent des Servites de la Santissima Annunziata, sur la si belle place de Florence aménagée par Brunelleschi. Trois des fresques qui ornent le cloître de ce couvent ont été déposées et restaurées pour l’exposition, dont elles occupent la première salle. Il y en a une d’Andrea del Sarto, dans l’atelier duquel Pontormo et Rosso s’étaient formés, et une de chacun de ces deux peintres. Ils n’avaient que vingt ans, et on est saisi d’emblée par l’étrangeté de leurs compositions sur des sujets pourtant convenus. Par exemple, que fait ce jeune garçon tout nu et impudiquement étalé dans la très sainte Visitation de Pontormo ?
L’exposition est aussi complète que possible. Il n’y manque que les deux chefs-d’œuvre absolus, sans doute impossibles à déménager, les deux Dépositions de la Croix, l’une de Rosso qui se trouve à Volterra, l’autre de Pontormo que renferme la petite église florentine de Santa Felicità, près du Palais Pitti. On sait que Pasolini a utilisé la toile de Pontormo pour la reproduire en savoureux tableau vivant dans le meilleur de ses films, La Ricotta.
Les deux peintres ont rivalisé dans l’art du portrait, ouvrant la voie à celui qui leur succèderait et porterait cet art à son apogée, Bronzino (exposé dans le même Palais Strozzi il y a trois ans). On remarquera le portrait de Cosimo l’Ancien par Pontormo. Drapé dans un rouge somptueux, le fondateur de la famille Médicis est assis sur un trône de pierre. À côté de lui pousse une plante de laurier dont une branche est coupée au niveau de la fourche, tandis que l’autre verdit et porte une inscription de Virgile sur les ressources de la botanique : allusion aux diverses aventures et mésaventures des Médicis, famille aux multiples rameaux, toujours prête à refleurir après un échec. Les portraits de cette époque contiennent tous de semblables énigmes sous forme de symboles qu’il est amusant de déchiffrer. Rien ne contraste plus avec les portraits de Pontormo, équilibrés, quasiment sereins (voir l’admirable Jeune homme de Lucca au manteau rouge et aux cheveux roux, lui aussi !), que ses tableaux religieux, où s’exprime mieux son âme torturée. Ainsi la Conversation sacrée de l’église San Michele Visdomini de Florence (restaurée elle aussi pour l’occasion et enfin visible dans la richesse de ses détails) frappe par l’air égaré des différents personnages. Les bébés hilares semblent possédés par le démon, la Vierge elle-même surplombe la scène d’un regard hébété.
Si la folie de Pontormo ne paraît avoir été due qu’à un tourment intérieur, celle de Rosso pourrait s’expliquer par une circonstance précise. Il se trouvait à Rome lors du sac de 1527 par l’armée de Charles-Quint, et les soudards allemands au service de l’empereur envahirent son atelier, y détruisirent plusieurs tableaux, et obligèrent le peintre à se déshabiller et à déménager tout nu une épicerie, en signe de dérision et mépris pour l’art. Rosso après cet outrage s’enfuit de Rome, passa par Sansepolcro (où il laissa la Déposition de la Croix citée plus haut), enfin accepta l’invitation de François 1er de se rendre en France, où il travailla à l’embellissement de Fontainebleau. Rien n’est plus curieux, chez Rosso également, que sa capacité à changer de style selon les circonstances. Ses tableaux religieux affichent un pessimisme tragique. Toutes ses Dépositions (celle de Volterra, celle de Sansepolcro, celle du Louvre) montrent les mêmes paroxysmes de douleur, les mêmes poses désespérées, les mêmes teintes sombres, opaques, comme si le deuil devait être éternel. Et puis, surprise, quand il arrive en France, à la cour brillante du roi le plus léger et libertin, il se fait lui-même peintre mondain – sans rien perdre de son génie. En témoigne l’admirable Bacchus, Vénus et Cupidon, toile récemment retrouvée au Musée national de Luxembourg. Quoi de plus païen que cette exaltation des corps nus ? Le dieu, en particulier, écarte ses jambes avec une grâce inimitable pour exhiber l’opulence de son sexe. C’est un des tableaux les plus délicieusement sensuels de toute la Renaissance italienne. La seule œuvre populaire de Rosso est son angelot musicien, gentiment penché sur sa guitare, reproduit partout ; très mignon, bien sûr, mais qui ne donne qu’une faible idée de son génie, peu adapté au goût des familles (ce qui explique aussi sa relative obscurité).
Le Palais Strozzi est lui-même un des plus beaux spécimens de l’architecture florentine : avec ses puissants bossages, il évoque autant une forteresse militaire qu’une résidence princière. L’exposition essaie de mettre en évidence les parentés, selon les sujets et les thèmes. On peut critiquer certaines suggestions, par exemple l’importance accordée à l’influence des peintres allemands sur Rosso et Pontormo, mais non l’organisation générale et la répartition des tableaux dans les salles, qui rendent enfin justice à deux des plus grands peintres de tous les temps.
DOMINIQUE FERNANDEZ