Philippe Boyer
À Paris, le Grand Palais accueille, jusqu’en février, l’artiste franco-américaine Niki de Saint Phalle. Proche des néo-dadaïstes américains et rattachée, côté français, aux nouveaux réalistes de Pierre Restany, l’œuvre inclassable et éminemment personnelle de la compagne de Jean Tinguely a souvent été très appréciée, mais parfois analysée de manière superficielle.
Nombre de Parisiens (et beaucoup d’autres sans doute habitant parfois bien loin de Paris) connaissent la merveilleuse fontaine Stravinsky, installée sur le toit de l’IRCAM, près du Centre Pompidou. Si, lorsqu’on les interroge, beaucoup d’entre eux en attribuent la paternité à Tinguely, ce qui n’est qu’à moitié vrai, ils sont nombreux également à rendre au moins approximativement à César ce qui lui appartient, et à reconnaître dans certains éléments de la fontaine la patte de « cette femme qui faisait les Nanas… » En revanche, bien peu, y compris parmi ceux qui connaissent son nom, sont capables de lui associer l’inquiétante Mariée ou l’étrange Léto crucifiée qui ouvrent l’accrochage permanent du musée voisin, pour ne rien dire des Tirs, qui sont pourtant à l’origine de ses premiers succès artistiques.
Les Nanas, ces sculptures joyeuses et colorées qu’elle crée au milieu des années soixante sont effectivement restées dans l’esprit du public comme la marque de fabrique de l’artiste, bien plus que ses premières œuvres, beaucoup plus sombres et plus violentes. Par la suite, les créations de Niki conserveront cet aspect léger et ludique, presque enfantin, comme un témoignage de joie de vivre. Pourtant la joie de vivre, locution que l’anglais nord-américain a reprise telle quelle de la langue française, est une expression qui ne manque ni de profondeur, ni surtout, d’ambivalence.
Or, de profondeur et d’ambivalence, le travail de Saint-Phalle ne manque pas non plus. Les écrits autobiographiques qu’elle livre à la fin de sa vie éclairent d’une lumière plus crue encore la source douloureuse que l’on pressent dans ses œuvres, et qui en constitue d’abord le socle cathartique, puis, au fil du temps, en organise la symbolique réparatrice.
Issue, par son père, d’une famille de très vieille noblesse française, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle naît en 1930 à Neuilly. Cette même année, la Grande Dépression ruine son père et entraîne la perte de la banque familiale. La famille s’embarque pour les États-Unis, dont sa mère est originaire, mais la petite fille, elle, est envoyée chez ses grands-parents, dans la Nièvre, où elle restera trois ans avant de rejoindre ses parents dans le Connecticut, puis à New-York. Elle meurt une première fois à l’âge de onze ans, quand son père glisse sa main dans sa culotte « comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. » C’est l’été 1942, « l’été des serpents », qu’elle relate dans Mon Secret, sous la forme d’une lettre à sa fille Laura.
Après une scolarité difficile, émaillée de renvois et de changements d’écoles, Niki entame une carrière de mannequin, interrompue par un mariage précoce, dont elle aura deux enfants. Au début des années cinquante, la famille s’installe à Paris et commence à voyager en Europe. Son mari étudie la musique, elle, l’art dramatique. Cette vie relativement libre ne parvient pas à apaiser Niki, au contraire. En 1952, elle est victime d’une grave crise nerveuse et elle est hospitalisée à Nice. Elle subit plusieurs électrochocs qui n’améliorent en rien son état ; en revanche, elle y fait la découverte qui va probablement la sauver de la folie et de la mort, celle de la peinture. Comme elle l’écrira plus tard, sa vie commence, ou re-commence dans l’asile.
Ainsi, l’œuvre de Niki de Saint Phalle peut-elle, et probablement doit-elle, se lire comme une thérapeutique. Il s’agit d’une reconstruction patiente, mais elle était animée par une vitalité instinctive dont l’art constituait la seule voie possible. Niki restera toujours un être fragmenté, recollé, à l’image de ses sculptures ou de son effrayant autoportrait de 1958.
Vers 1960, elle se sépare de son mari, qui garde leurs deux enfants, et emménage quelque temps après avec Tinguely, lui-même récemment séparé de sa femme, Eva Aeppli. Avec le sculpteur suisse, Niki de Saint Phalle formera un couple étonnant, tant sur le plan artistique que sur celui de la vie privée. L’amour les relie sans les enchaîner et une profonde complicité artistique les unit. C’est Tinguely qui l’encourage à mettre en œuvre sans tarder l’idée de tirer sur la peinture, qu’elle a un jour de 1961. C’est peut-être Tinguely qui, peu à peu, l’aide à restaurer la confiance en l’être humain, que le geste de son père avait détruit.
Au Salon Comparaisons de 1961, Niki e Saint Phalle présente Portrait of my lover, un saint Sébastien ironique et rageur constitué de la chemise d’un ancien amant et d’une cible, situé à l’emplacement de la tête et sur laquelle le public est invité à tirer des fléchettes.
Cette tentative d’exorcisme dont la forme reste proche du jeu va se muer, dès l’été de la même année, en quelque chose de plus sérieux, mais aussi de plus profond et de plus chaotique, avec les Tirs, des assemblages d’objets divers recouverts de plâtre et parmi lesquels sont dissimulés des poches de peinture. Niki tire ensuite à la carabine sur ses tableaux, faisant « saigner la peinture »…
Si le succès est immédiat, il n’est pas certain que la critique de l’époque, qui s’enthousiasme pour cette forme nouvelle d’art si parfaitement en adéquation avec les idées alors dans l’air, se soit réellement demandé sur quoi ou sur qui l’artiste tirait ainsi. Niki elle-même le sait elle vraiment ?
Cette période dure quelques années, pendant lesquelles, derrière un processus en apparence similaire, se complexifient les assemblages cibles et se raffine la symbolique qui les constitue. Peu à peu, tandis que s’évacuent l’agressivité et la rage, se met en place le nouveau langage de l’artiste.
Si l’inceste paternel constitue le traumatisme premier, fondateur si l’on ose parler ainsi, il découle de la triple trahison qu’il représente – celle de la noblesse à travers la lignée, celle de la société à travers le grand bourgeois respectable, celle de l’homme enfin à travers le père à l’amour censément protecteur – la mise en relief d’autres traumatismes, plus mineurs, qui eux aussi seront petit à petit résorbés par la catharsis artistique.
Pour Niki de Saint Phalle, le modèle patriarcal n’a pas seulement été délégitimé intellectuellement, comme c’est le cas pour beaucoup de femmes dans ces années-là, mais de manière douloureusement intime. La question du rôle de la femme se pose donc à elle avec une violence toute particulière, aiguillonnée tant par l’exemple repoussoir de sa mère que par l’ambiguïté de sa propre tentative de mariage et sa culpabilité vis-à-vis de ses enfants abandonnés à leur tour. Ainsi le statut de la femme fait-il l’objet entre 1963 et 1965 d’une série de travaux autour de la mariée, de l’accouchement, de la mère dévoreuse, de la femme putain ou sorcière.
Cette période, qui lui vaut parfois la comparaison, justifiée à plus d’un titre, avec Louise Bourgeois s’achève pourtant de manière relativement inattendue, avec les premières Nanas, inspirées par la grossesse de son amie Clarice Rivers.
Leur légèreté, leurs couleurs vives, leur opulence même peut faire songer à l’expression d’une féminité assumée pour elle-même, réconciliée avec elle-même, et sans doute ce sentiment n’est-il pas infondé. Pourtant ces mêmes caractéristiques, ajoutées à leur acéphalie quasi-systématique, amènent à nuancer cette interprétation, dont le féminisme pèche peut-être un peu par angélisme, par un autre féminisme, plus sombre.
Quelle que soit l’étape représentée par les Nanas dans le parcours intérieur de Niki de Saint Phalle, leur immense succès va lui permettre de financer ce qui restera comme son grand œuvre, et probablement l’aboutissement ultime de sa thérapeutique artistique : le Jardin des Tarots. Ce jardin, paradoxalement peu connu, elle en rêve depuis la découverte en 1955 du parc Güell, édifié par Antonio Gaudí à Barcelone ; elle, va l’édifier en Toscane, sur un terrain qu’on lui offre près de Garavicchio. Elle y consacrera l’essentiel de son temps et de son énergie pendant plus de vingt ans, entre 1976 et 1998.
Pour Niki de Saint Phalle – fâchée avec l’attirail psychiatrique autant qu’avec celui de la psychanalyse, qui l’enfermèrent l’un et l’autre dans le schéma freudien de l’hystérie – le symbolisme du tarot va représenter le support final, tangible et concret, de sa reconstruction intérieure. Chacun des arcanes majeurs du tarot fait, dans ce jardin, l’objet d’une sculpture monumentale, dont elle interprète la valeur ésotérique en fonction de sa propre histoire.
Parmi elles, l’Impératrice a une place à part : c’est en son sein, littéralement, que Niki de Saint Phalle choisit d’habiter sur le chantier. La cuisine et la chambre prennent place dans la poitrine, tandis que le ventre accueille le salon, qui sert aussi et surtout d’atelier et de salle de réunion avec son équipe. Ainsi, renaissante, réaffiliée, à la fois déesse mère et déesse fille, Niki de Saint Phalle peut ouvrir les yeux sur un monde recréé, dont les beautés et les dangers ne constituent plus une surprise pour la petite fille.
En 1994, elle écrit Mon secret, et en 1999 paraît le premier volume de son autobiographie, Traces, remenbering 1930-1949. Elle meurt à San Diego, en 2002.
Nota Bene : Niki de Saint Phalle, Grand Palais Galeries Nationales, du 17 septembre 2014 au 2 février 2015, grandpalais.fr