La place qu’occupe Sonia Delaunay dans l’histoire de l’art est reconnue comme essentielle par son rôle dans l’invention de l’abstraction – le développement du simultanéisme – comme par sa quête permanente de synthèse des arts : La Prose du Transsibérien en est un exemple phare.
« Nous nous sommes aimés dans l’art comme d’autres couples se sont unis dans la foi, dans le crime […]. La passion de peindre a été notre lien principal », racontait Sonia Delaunay. Robert Delaunay et elle forment un duo à la ville comme au travail. Tous deux connaissent Guillaume Apollinaire depuis 1911 et participent régulièrement aux soirées parisiennes auxquelles ce dernier les convie, au 202 du boulevard Saint-Germain. C’est également là qu’ils rencontrent Blaise Cendrars pour la première fois : « Un petit jeune homme frêle et blanc », comme elle le décrit dans ses mémoires. Une complicité immédiate s’établit entre eux, notamment car ils parlent la langue russe.
Dès le lendemain de leur rencontre, Blaise Cendrars confie à sa nouvelle amie d’origine ukrainienne son petit livre récemment publié, Pâques à New York. Touchée par sa modernité et son rythme, elle en réalise la reliure, avec beaucoup de liberté, utilisant des matériaux tels qu’une peau de chamois, du papier, ou du tissu dans une imbrication de triangles et de carrés, de lignes droites, d’obliques et de demi-courbes. Peu de temps après, c’est La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France qu’il lui apporte, récit d’un voyage par un jeune poète, traversant la Russie accompagné de Jehanne, une prostituée. Sans aucune ponctuation, ce récit est livré au rythme interne des personnages, des arrêts et des cadences du train. C’est ainsi que va naître ce qui est considéré aujourd’hui pour beaucoup comme le premier tableau-poème de l’histoire – même si, au début des années 1910, nombreux sont les artistes futuristes, ou les peintres et poètes russes qui revendiquent l’invention du genre. La Prose du Transsibérien donne à voir les formes géométriques de Sonia Delaunay, réalisées au pochoir et à l’aquarelle, à gauche du texte, épousant le rythme voulu par Cendrars, énonçant quelque 445 vers hypnotiques, imprimés en douze caractères différents, dans une volonté de créer un langage nouveau. « Je m’inspirai du texte pour une harmonie de couleurs qui se déroulait parallèlement au poème. Les lettres d’impression furent choisies par nous, de différents types et grandeurs, chose qui était révolutionnaire pour l’époque. Le fond du texte était coloré pour s’harmoniser avec l’illustration », explique Sonia. Seul élément figuratif dans sa composition colorée, tout en bas, une tour Eiffel : un clin d’œil évident à Robert Delaunay dont on connaît la série de peintures sur la tour et sur laquelle Cendrars composera un poème en août 1913. Un clin d’œil évidemment à Blaise, qui avait découvert un wagon du fameux Transsibérien, lors de l’Exposition universelle de 1900, au pied de la tour. L’a-t-il vraiment pris plus tard ? À son ami Pierre Lazareff qui lui posait la question, Cendrars fit cette réponse restée célèbre: « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l’ai fait prendre à vous ? » La Prose du Transsibérien offre en effet une occasion unique de monter dans le train entre Moscou, « la ville des mille et trois clochers et des sept gares », et Kharbine, en Mandchourie, via le lac Baïkal. Une révolution poétique à vivre sur les rails de l’art et la littérature. Le manifeste d’une modernité libératrice des formes et des idées : « Les contrastes simultanés des couleurs et le texte forment des profondeurs et des mouvements qui sont l’inspiration nouvelle », déclaraient leurs auteurs. C’est que l’œuvre dépliée permet de saisir, d’un seul regard, de façon simultanée, texte et peinture « comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup les notes superposées dans la partition » expliquait Apollinaire, une parfaite définition de ce que Sonia Delaunay et Blaise Cendrars entendaient par « peinture simultanée ».
Pliée en accordéon, cette icône du livre illustré tient dans la poche. Déroulé, ce tableau-poème mesure deux mètres de hauteur. Une dimension qui ne doit rien au hasard : les 150 exemplaires initialement prévus devaient, mis bout à bout, atteindre la taille de la tour Eiffel ! Mais les deux créateurs n’en assemblèrent finalement qu’une soixantaine. Les plus grands musées – le Moma à New York, l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, la Tate Modern à Londres – possèdent tous le leur. Autant dire que celui présenté chez Sotheby’s l’an dernier et parti pour 457 500 euros – montant record après une bataille entre huit amateurs – était l’un des derniers encore en circulation. La Prose du Transsibérien est à comprendre comme un manifeste du simultanéisme, il se place au cœur des débats contemporains du cubisme, de l’orphisme, du futurisme, du suprématisme. Œuvre phare de la modernité, cette pièce est aussi à comprendre comme une œuvre d’art total : le texte, les formes, les couleurs se mêlent et se répondent en parfaite symbiose, dans la quête d’un langage propre à retranscrire un monde en mutation.
Outre Cendrars, Sonia Delaunay a également collaboré avec de nombreux artistes dont le poète Tristan Tzara, le chorégraphe Serge de Diaghilev – qui privilégie l’usage de la couleur comme élément dramatique dans ses ballets –, ou le cinéaste Marcel L’Herbier. « Tout est sentiment, tout est vrai. La couleur me donne la joie », insistait Sonia dans un entretien. La couleur est de facto tout ce qui sous-tend l’ensemble de son travail. Arrivée à Paris en 1905, année où éclate le scandale des peintres fauves et, avec eux, l’emploi de la couleur franche, les aplats et une vision subjective du monde, la jeune artiste est portée par le dynamisme de l’avant-garde et développe un goût particulier pour le travail sur les couleurs vives. Dès 1912, dans le sillage de son époux Robert, elle peint des toiles composées selon la loi du « contraste simultané ». Loi découverte par le chimiste français Michel-Eugène Chevreul selon laquelle l’intensité d’une couleur varie en fonction de celles qui se trouvent à proximité : le maximum d’intensité naît en effet de la confrontation d’une couleur primaire et de sa complémentaire, par exemple le rouge confronté au vert, le bleu à l’orange. La simultanéité pour Sonia Delaunay prend toutefois un sens élargi, devenant l’incarnation de la vie moderne, la simultanéité des moyens d’expression, la vision globale de l’œuvre… Sans jamais arrêter la peinture, elle réalise des collages, des broderies, des reliures de livres et transpose et applique les principes de contrastes de couleurs simultanées dans la production de textiles. C’est surtout dans le domaine de la mode et de la création de tissu qu’elle innove en appliquant ses recherches de formes géométriques pures. Installée durant la Première Guerre mondiale en Espagne, puis au Portugal, grisée par les couleurs de la région méditerranéenne, l’artiste lance à Madrid la « Casa Sonia », studio de décoration d’intérieur et de création de vêtements. Rapidement, elle devient la décoratrice attitrée de l’aristocratie espagnole. De retour à Paris dans les années 1920, l’artiste met toute son énergie dans ses costumes : les danseurs portent ses créations dans les soirées mondaines, elle ouvre un espace de production, « L’Atelier simultané », dont le succès est immédiat.
Rétrospectivement se vérifie aujourd’hui que son programme de rencontre entre la peinture et le textile ou entre la peinture et l’abstraction était déjà lancé à la naissance de son fils, Charles, pour lequel elle créait en 1911 une couverture patchwork de couleurs vives. Si la composition géométrique, au centre de laquelle émerge la silhouette d’une tour Eiffel, a été qualifiée de « cubiste », l’artiste elle-même la présentait, après la Seconde Guerre mondiale, tendue sur un châssis, encadrée et au mur, comme étant sa première œuvre abstraite. Sonia Delaunay partage ainsi avec ses compatriotes de l’Est – Wassily Kandinsky, Frantisek Kupka, Kazimir Malevitch – un engagement fondamental dans le renouvellement de la peinture au début du XXe siècle, rompant avec le monde des apparences au profit d’une vision abstraite.
Sonia Delaunay, Couverture du berceau, 1911, patchwork
Expositions à indiquer en regard de l’article :
Sonia Delaunay, rétrospective, Musée d’art moderne de la Ville de Paris
Blaise Cendrars au cœur des arts, Musée des Beaux-arts de La Chaux-de-Fonds