Frank Gehry, grand chahuteur
Tous les amateurs connaissent l’invraisemblable Musée Guggenheim de Bilbao et le nouveau fleuron parisien de Bernard Arnault consacré à l’art contemporain. Les inconditionnels ne savent plus où donner de la tête entre la première maison en tôle de Los Angeles, la Beekman Tower new-yorkaise et le futur « rocher lunaire » à Arles. Quand l’architecture se met à danser avec le paysage urbain, Frank O. Gehry est passé par là. Le Centre Pompidou nous invite à suivre sa trajectoire.
Tee-shirt bleu océan, ce printemps, pour la pose de la première pierre de l’Art Resource Center, emblème du Campus Luma, financé par la mécène suisse Maja Hoffmann, qui va faire souffler le vent de l’art contemporain à Arles. Cravate azur à la récente inauguration de la Fondation Louis Vuitton, stupéfiante envolée de voiles de verre née entre art et technologie à l’orée du bois de Boulogne. Passionné de mer, surnommé « The Fish » au collège, l’architecte américano-canadien de 85 ans avait même fait flotter un poisson sur le front de mer de Barcelone et enveloppé d’écailles un restaurant à Kobé.
Né à Toronto un 23 février 1929 dans une famille juive polonaise, le jeune Frank O. Gehry va au musée et au concert avec sa mère, est fasciné par les carpes vivantes qu’elle achète au marché, travaille à temps perdu dans la quincaillerie de son grand-père. Plus tard, devenu architecte-urbaniste, installé à Los Angeles où ses parents ont émigré, il s’entoure d’artistes comme Ed Rusha, Robert Rauschenberg, Richard Serra, Ron Davis ou Claes Oldenburg qui, plus tard, dessinera pour lui la fameuse paire de jumelles géantes, pièce centrale des bâtiments de l’agence de publicité californienne TBWA Chiat/Day. « Ed Moses travaillait avec des matériaux très expressifs. Je le voyais tous les jours, dira Gehry. Autour, il y avait des créateurs comme Robert Irwin, Larry Bell qui faisaient la même chose, à leur manière. On se comprenait ». Après ses premiers édifices construits dès1959 dans le sillage moderne de Frank Lloyd Wright, il va progressivement chercher cette autre voie, plus conforme à l’univers culturel remuant et infiniment urbain de L.A.
Tôle transgessive et libératrice
Installé à Venice dès 1962, il réalise contre toute attente une longue série de meubles en carton dans son petit atelier. Peu onéreux, mais trop « pauvres » pour les fabricants qui refusent de l’éditer. Pas chic non plus l’idée de faire de l’architecture avec de banals matériaux industriels. En 1978, il sera donc son premier client. Il achète une maison bardée de bois rose dans une banlieue pavillonnaire de Santa Monica qu’il enveloppe d’un assemblage bancal de volumes en tôle ondulée, avec des excroissances de contreplaqué brut et des poutres à bon marché. « Un acte transgressif et libérateur » qui deviendra un manifeste mondialement connu. De là à faire éclater les éléments du puzzle, à les empiler comme autant de pièces autonomes dans un bâtiment homogène, il n’y a eu qu’un pas. Se succèdent alors autant de réalisations qui font un clin d’œil aux bouteilles juxtaposées de l’Italien Giorgio Morandi, l’un de ses peintres préférés.
Le bonheur à l’état pur
Dans ses visions oniriques où coexistent les voiles gonflées par le vent, le jeu de volumes ivres, les caprices du temps reflétés sur le métal ou le verre, l’interpénétration des formes fluides et les sinuosités du poisson, il faut aussi lire l’association inédite de la virtuosité et de la technologie. Furieusement intuitive et artisanale, sa pratique du dessin et de la maquette aussitôt relayée par des ordinateurs puissants et des logiciels conçus pour l’aéronautique lui permet, dès les années 1990, d’être plus artiste que jamais. Cosignée avec Philip Johnson, l’incroyable exubérance du projet de résidence Lewis à Cleveland aurait été impensable sans cet outil d’ingénierie et de production À elle seule, cette expérience mise à profit dans de multiples projets ultérieurs dit le bonheur à l’état pur de l’architecte, ainsi nanti d’une infinie liberté créative.
Un grand urbaniste
Restent encore plusieurs indices pour mieux appréhender ce bâtisseur au positivisme joyeux que la célébrité « nobelisée » par le Prix Pritzker d’Architecture ne semble pas avoir écorché. Son attitude à l’égard du passé qui, radicalement opposée au fourre-tout stylistique post-moderniste, ne fuit pas l’histoire, mais en traduit, dit-il, « ses touches d’art et d’humanité ». Exemple parmi d’autres avec la Beekman Tower (2011) dominant Manhattan, inspirée par les plis anguleux du vêtement de la Sainte Thérèse du Bernin. Un bâtiment en mouvement dont la typologie classique répond à l’iconique Woolworth Building. Car, au-delà de ses folles sculptures, Frank Gehry est d’abord un architecte de la relation entre l’objet et l’environnement. Un urbaniste. À Prague, l’immeuble bancaire aussi déstructuré soit-il, vise à mettre en relation les différents quartiers. Adossé au Jardin d’Acclimatation parisien, posé sur un bassin, le vaisseau inouï de la Fondation Louis Vuitton est impressionnant et pourtant sans démesure, à l’échelle du lieu. Reflet de l’environnement tropical, avec sa coque en technicolor, le Biomuseo de Panama, ouvert tout récemment, se veut l’emblème de revitalisation de la ville, tout comme le « rocher lunaire » aux allures d’Alpilles du Campus Luma, audacieux bastion offert à la pluridisciplinarité culturelle. Peu d’architectes savent comme Gehry enivrer l’espace et quand son approche fonctionne vraiment, les résultats sont à couper le souffle.