Cet hiver, Bâle accueille, à la Fondation Beyeler, les grandes toiles colorées et mystérieuses de l’artiste d’origine écossaise Peter Doig. Peintre amoureux de peinture, Doig a l’honneur ambigu d’être l’un des artistes vivants les plus chers du monde. Ce fait de marché, et non de peinture, indiffère probablement celui qui avait commencé dans les années quatre-vingts sa carrière sous les auspices de la ringardise absolue.
En effet, au cours de la deuxième moitié du xxe siècle, la peinture et l’objet-tableau ont subi de nombreux assauts. On a parlé à maintes reprises de « mort de la peinture » et tenté bien des fois de l’assassiner. Lorsque Doig, qui a passé sa prime enfance à Trinité et Tobago avant de grandir au Canada arrive à Londres en 1979, la peinture connaît, autour du néo-expressionnisme essentiellement, un second souffle sans doute bienvenu après deux décennies arides dominées par les idées minimalistes et conceptuelles. Mais cette fortune commerciale et critique est de courte durée et, à son retour dans la capitale britannique, en 1989, après trois ans passés au Canada, la peinture est considérée plus que jamais comme une voie sans issue.
Cette forme d’art semble avoir été explorée de fond en comble et souffre de considérations d’ordre post-moderniste estimant qu’il ne reste rien à inventer, dans cette curieuse contradiction propre à ce paradigme qui récuse la téléologie de l’art tout en ne parvenant jamais vraiment à en faire le deuil.
La fin des idéologies, un monde multipolaire en émergence, une mondialisation en voie d’achèvement et les acquis de la démocratisation culturelle : tout semble alors indiquer la pertinence des nouveaux médias artistiques, et notamment de l’installation, pour en refléter la complexité et la superficialité. La peinture, enfermée dans sa bidimensionnalité et toujours aux prises avec ses problématiques vieilles comme le monde, apparaît passée et dépassée.
En outre, les peintures de Doig possèdent une beauté certaine qui peut en faire, pas seulement, mais aussi, des objets décoratifs. Or, dans le milieu artistique et critique, l’idée de beauté a longtemps constitué – et constitue peut-être encore dans une certaine mesure – un tabou dont l’évocation valait brevet d’imbécillité. La répugnance vis-à-vis de l’ornemental, d’abord d’ordre essentiellement idéologique au début du xxe siècle, allait se fondre et se perpétuer dans la deuxième moitié de siècle dans la survalorisation du concept et la primauté de la théorie esthétique sur la beauté.
On peut le comprendre, car la beauté, après tout, est une notion délicate. Bouvard et Pécuchet ont leur idée sur la question et c’est bien là le problème : la part de subjectivité est suffisamment forte pour inciter la critique à se réfugier dans la plus rigoureuse esthétique, quitte à pécher par hermétisme, ou par snobisme pour les moins doués.
Même si la critique a ses faiblesses et que le marché n’est que le marché, on peut se réjouir que l’un et l’autre aient fini par braquer leurs projecteurs sur un artiste qui n’avait pas, quant à lui, l’intention de modifier sa pratique pour eux. Même si son œuvre a connu de profondes évolutions entre sa période londonienne, essentiellement marquée par une imagerie canadienne, et les toiles peintes depuis son séjour à Trinité et Tobago, elle reste très personnelle autant que marquée par un rapport particulier avec l’histoire de la peinture, et notamment un rapport intime à la peinture moderne.
Peter Doig peint sur un nombre limité de sujets qu’il travaille longuement, réalisant de nombreuses études, et les reprenant dans plusieurs compositions différentes, parfois à des années d’intervalle. La photographie, qu’il utilise souvent comme point de départ, semble jouer le rôle d’un punctum déclencheur, d’une manière qui reste mystérieuse, y compris pour lui-même. Certains motifs récurrents reviennent ainsi fréquemment pendant une période plus ou moins longue, traduisant, dans la manière dont ils sont utilisés, les préoccupations du peintre.
Certaines œuvres restent longtemps à l’atelier, mûrissant pendant plusieurs années avant d’être enfin terminées d’une manière qui lui paraisse satisfaisante. En tout état de cause, une année voit rarement sortir plus de deux ou trois toiles de son atelier. La Fondation annonce d’ailleurs comme « point culminant fascinant » [sic] de son exposition, une peinture murale réalisée in situ, ce qui, compte tenu de la productivité de Doig, annonce une possible prolongation de l’exposition jusque vers 2018.
Bien que la plupart des scènes représentées par Doig semblent se situer dans un étrange entre-deux, on hésite à qualifier sa peinture d’onirique, tant le terme semble avoir été galvaudé ou à tout le moins utilisé çà et là avec une certaine paresse pour décrire tout et n’importe quoi ayant une apparence d’étrangeté. Pourtant, au-delà de cette sensation que la plupart de ses œuvres procurent en effet, le caractère de palimpseste mouvant du rêve apparaît particulièrement indiqué pour comprendre la manière dont fonctionnent les toiles de Doig.
Profondément, la peinture de Doig a à voir avec la réalité et l’identité : ce que la seconde peut refléter de la première, nécessairement partiel, fragmentaire. Toute tentative de description du réel se collète bien sûr avec l’identité, qui ne peut le refléter que dans ses propres limites, au risque sinon, de se fragmenter elle-même, ce qui est un prélude à la dissolution. C’est précisément la confrontation sans cesse renouvelée avec ces limites qui fait la richesse de l’expression, qu’elle soit motivée par la recherche d’une hypothétique Vérité, une mimesis un peu démodée, ou plus simplement par le sentiment d’incomplétude qui est le nécessaire corollaire de l’identité.
Il y a clairement chez Peter Doig une volonté, non pas d’ubiquité, mais de simultanéité de la représentation qui explique en grande partie la perception à la fois complexe et diffuse qu’on peut avoir de ses toiles et qui constitue leur grande richesse. Les moyens qu’il utilise sont déroutants parce que nous n’y sommes plus habitués : Doig réfléchit en peintre, avec ses pinceaux. Il réfléchit en images, en couleurs et en formes dont il joue en maître alors qu’elles sont, au mieux, aux lisières de notre mémoire et de notre conscience. Parallèlement, sa maîtrise sans cesse grandissante de la matière picturale, que l’on peut observer au fil de l’œuvre, contribue avec de plus en plus de subtilité à enrichir le propos, à l’agrémenter de strates visuelles qui sont, elles aussi, autant d’impression de déjà-vu, de réminiscences aussitôt évanouies.
Si la peinture, n’en déplaise à ses contempteurs passés, présents et à venir, reste bien vivante, ce n’est sans doute pas un hasard. L’évidence de cette pratique immémoriale jointe à la richesse infinie de ses possibles en font le symbole, et peut-être la forme la plus pure, de cet en-deçà, au-delà ou à côté de la pensée humaine qu’est l’art. Cela, Peter Doig l’a sans doute compris.