Le Kunsthaus de Zurich met en regard l’œuvre de deux peintres que soixante-dix années séparent : Ferdinand Hodler, figure tutélaire, Guillaume Tell de l’art suisse, dont des œuvres jamais montrées ont été sorties des réserves, et Jean-Frédéric Schnyder, artiste contemporain qui s’est dédié à la peinture de paysage à partir des années 1980. Parfois sur les traces du maître, parfois en s’en dégageant.
L’art de la comparaison est un exercice dangereux. Comparaison n’est pas raison dit l’adage. En histoire de l’art, le principe comparatif est souvent appliqué à des œuvres d’artistes que des générations, voire parfois des siècles séparent, et motive une grande partie des expositions dans les musées : si l’on rapporte un artiste à un autre c’est, en général, pour parvenir à une compréhension plus riche et plus approfondie de leur vision comme de leur esthétique. Cela a donné, ces dernières années, des expositions plus ou moins réussies comme Rembrandt-Caravage à Amsterdam, Picasso et les maîtres au Grand Palais à Paris ou encore Frans Hals comparé à Titien, Rubens et Rembrandt à Haarlem, en 2013. On pourrait en citer tant d’autres.
C’est sur cette base que le Kunsthaus de Zurich propose, en ce moment, une exposition qui compare des œuvres d’un monstre sacré de l’art helvétique, Ferdinand Hodler, avec celles du peintre contemporain suisse Jean-Frédéric Schnyder. Hodler est mort en 1918, Schnyder est né en 1945. L’exposition réunit 180 œuvres, quatre-vingts de Hodler, cent de Schnyder, qui ont pour principal point commun une attention sans faille pour le paysage suisse et la montagne en particulier. Mais l’exercice proposé par le musée zurichois diffère quelque peu des exemples évoqués plus haut.
Il ne s’agit pas tant d’analyser l’œuvre d’un artiste d’aujourd’hui et ses influences, qu’elles soient celles des maîtres anciens ou de ses contemporains, que de voir comment Schnyder, un peintre de notre époque, entre en résonnance, se plaçant parfois sciemment sur les pas d’un des plus grands artistes de son pays. Un autre élément donne à cette exposition un cachet particulier : elle met en jeu, outre les deux artistes, un troisième acteur, l’œil de l’artiste contemporain suisse Peter Fischli, qui a eu carte blanche pour sélectionner les œuvres de Hodler et de Schnyder qui lui semblaient les plus intéressantes, afin de bâtir un propos nouant entre elles les deux œuvres. Ce filtre, ce regard critique qui s’intercale n’est pas celui, neutre et objectif, du conservateur ou de l’historien de l’art : il est clairement subjectif. Qu’est-ce que l’œil de l’artiste a sélectionné chez les deux peintres ? Des paysages suisses, des sujets, souvent similaires, qui semblent les rapprocher. Mais face aux œuvres de Hodler et Schnyder on mesure également ce qui, nécessairement, éloigne un peintre de la fin du XIXe siècle d’un artiste de la seconde moitié du XXe siècle.
Enfin, cette exposition est aussi l’occasion pour le Kunsthaus d’exposer pour la première fois des œuvres jamais montrées au public du très riche fonds de tableaux et dessins de Hodler que conserve le musée. C’est donc autant une exposition Hodler qu’une exposition Schnyder.
Ferdinand Hodler, inutile de le rappeler, est célèbre pour ses paysages de montagne, bien qu’il s’intéressât à nombre d’autres sujets, du portrait à la peinture d’histoire. Schnyder, après avoir participé à la célèbre exposition post-minimaliste de Harald Szeemann « When Attitudes Become Form » en 1969 à Berne, se lance, à partir des années 1980, dans la peinture de paysage en plein air, parcourant à vélo les alentours de Berne puis s’aventurant plus loin en Suisse. En 1995, il dédia une série de tableaux à des vues du lac de Thoune et des montagnes qui le ceignent, peignant parfois exactement le même pic hérissé que Hodler soixante-dix ans auparavant, à un autre âge de la peinture (notamment les sommets du Niesen et du Niederhorn, que Hodler appréciait particulièrement).
C’est dans ces dernières œuvres que Schnyder est le plus proche, non seulement iconographiquement mais stylistiquement de Hodler, de manière tout à fait consciente. S’agit-il la d’une démarche de copiste ? Pas exactement.
Hodler traite le paysage dans une perspective qui se rapproche du symbolisme : il voit la nature comme un temple, elle est, pour lui, réglée par des lois élémentaires de répétition et de combinaison des formes qui se répondent et s’harmonisent, ce qu’il appelait le « parallélisme ».
Dans les montagnes de Schnyder, le trait est plus large, les formes semblent plus épaisses, moins fines que chez Hodler. La peinture est jetée pure sur la toile alors que chez son prédécesseur on a l’impression d’un travail plus stratifié, de masses crayeuses crayonnées et parfois creusées par le pinceau, toujours disposées selon la loi de la recherche de l’équilibre.
Schnyder, peignant sur les traces de Hodler à la fin du XXe siècle, à l’époque de l’art conceptuel et de la performance, est-il un artiste rétrograde ? Pas exactement. Il n’est pas un intemporel, un néo-classique qui connaîtrait ses classiques, s’en contenterait et ignorerait le monde moderne ; de la Suisse il ne peint pas que la montagne, la sublime nature inviolée des hautes cimes et son envoûtante présence mystique. Sa première série peinte en plein air, entre 1982 et 1983, intitulée Vues bernoises, constitue le cœur de la présentation conçue par Fischli. S’intéressant à la capitale suisse, elle fait la part belle à des vues urbaines desquelles Schnyder n’efface pas le building contemporain, l’ennui de l’entrée de la ville moderne, résidentielle, pavillonnaire et banale comme une promenade avec son chien dans le parc un dimanche matin : ce n’est pas une vision idéale ou idyllique. Le trait est plus vif que face aux montagnes du lac de Thoune qu’il peindra plus tard. Copieusement empâté, l’aspect général est très esquissé, celui d’une vision fugitive, loin de la permanence du motif hodlérien.
Selon Fischli, qui est le troisième protagoniste, bien qu’invisible, de cette exposition, ce qui réunit avant tout Hodler et Schnyder ce ne sont pas leurs points communs formels, stylistiques ou iconographiques, mais une même démarche face au paysage : tous deux auraient pour principal sujet la peinture elle-même. On peut penser ce qu’on veut de cette assertion, qui n’a rien de très original et que l’on n’a pas grand mal à appliquer à la plupart des peintres modernes depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Zola le sentait déjà chez Manet, en 1867. Voilà ce qu’il écrivait : « Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre tandis que pour la foule le sujet seul existe. »
Fischli a cependant raison lorsqu’il affirme que Hodler est intéressé par une dimension plus éternelle, la moins contingente possible, de la nature. On ne retrouve jamais, chez lui, de scènes de la vie moderne, alors que ses portraits, par opposition – et notamment la centaine d’autoportraits qu’il a laissés, dépeignent avec une force expressionniste incroyable toute l’inquiétude et la hantise de la mort qui affectaient ce singulier personnage. Schnyder, on l’a dit, n’a pas peur d’intégrer les éléments, souvent esthétiquement peu satisfaisants, de la modernité architecturale des villes du second après-guerre. Il représente le vieux Berne comme le nouveau de manière objective, dans une démarche documentaire : rien n’échappe à son observation. Mais le motif est comme adouci par le « faire » du peintre, qui peint, dans sa première série, celle des vues bernoises, à coups de pinceau relâchés, dans une veine très expressive qui doit autant sinon plus à la peinture des années soixante qu’à Hodler.
À l’inverse, quand Schnyder se lance sur les pas de Hodler le long des rivages du lac de Thoune, s’il est souvent intéressé par une vision de la montagne que l’on pourrait qualifier d’impressionniste (notant les variations atmosphériques face à un même motif comme Monet face à la cathédrale de Rouen), sa peinture gagne une puissance iconique quand il pose son chevalet devant la pyramide parfaite du Niederhorn : si l’on est décidément proche de Hodler, à bien y regarder, on décèle une simplification du motif plus forte, rendu presque primitif, peint avec quelques larges traits. La verticalisation de la montagne couplée à une composition centripète accentue cette vision du pic solitaire comme un signe totémique qui nous renverrait à ces cultures anciennes et lointaines, sans artifices et sans intermédiaire, où Dieu est la nature.
Qu’est-ce qui a motivé ce tableau, l’un des plus séduisants de la série 1995 ? Est-ce Hodler ou la puissance envoûtante d’une montagne qui illustre naturellement la géométrie sous-jacente à l’organisation du monde ? Les deux certainement. Reste que cela n’est jamais quantifiable. Reste cette « part de Dieu » qui fait que même lorsqu’un artiste se lance volontairement sur les traces d’un autre, sa personnalité demeure si irréductible, sa patte si décelable, qu’on peut toujours faire la différence entre un Monet et un Sisley comme entre le Niederhorn de Hodler et celui de Schnyder. Le paysage est le même, les visions propres à chacun : en les confrontant, les deux personnalités artistiques n’en ressortent que mieux.
C’est ce qu’enseigne cette confrontation singulière, qui montre aussi combien Hodler continue d’être, qu’on le veuille ou non, une référence indépassable dès qu’il s’agit de la montagne et du paysage suisses.