Arthur Dreyfus
Que photographie un photographe ? Mille choses, heureusement. Toutefois, s’il fallait rassembler ces mille choses en une seule phrase, que pourrions-nous dire ? Sans doute : ce qui le point – du verbe poindre, c’est-à-dire ce qui lui apparaît comme la plus stricte des évidences, soit du fait d’une émotion, soit du fait d’une révélation esthétique ; ainsi que l’a écrit Roland Barthes dans son essai La Chambre claire, Note sur la photographie.
Un non-philosophe dirait les choses avec davantage de simplicité : le photographe photographie ce qu’il trouve beau – mais les choses ici se compliquent, car « la belle chose » n’engendre pas forcément « une belle photo », tandis que la chose jugée laide le peut. En la matière, il y aurait donc deux catégories : la beauté disgracieuse, obtenue à la faveur d’un œil esthète, malgré la vilenie de son sujet, et la beauté belle, retranscription fidèle d’un morceau de grâce. Ce n’est pourtant pas tout. Si l’on est sérieux philosophe, il convient d’ajouter à ces deux catégories un troisième cas de figure : le sublime kantien, ou la « beauté au carré ».
Selon Emmanuel Kant, est sublime toute beauté qui nous dépasse, nous écrase par son ampleur incommensurable, et nous ramène à notre minuscule condition d’être humain. Les éléments naturels, comme les paysages d’altitude, les déserts sans fin, ou les océans déchaînés, passent comme on s’en doute pour des producteurs privilégiés de sublime, où « l’esthétique devient philosophie ». Le célèbre Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich représente, typiquement, une scène de sublime kantien.
Tout cela pour revenir à notre interrogation de départ : le photographe, s’il sait photographier la beauté, peut-il photographier le sublime – cette chose qui, par principe, le dépasse ? À première vue, les peintres romantiques s’y étant employés sans relâche durant la première moitié du XIXème siècle, le photographe pourrait certainement tenter sa chance lui aussi. Seulement, et c’est une autre question cruciale, comment rendre compte du mouvement, celui des vagues, ou des flammes (deux éléments sublimes aux yeux de Kant) sans prendre le parti de le figer, de n’en dévoiler qu’une variation isolée, à l’image de l’Australien Ray Collins, qui passa des jours en mer pour fixer le moment exact où la vague, avant de se rompre, devient un sommet, troquant sa crête enneigée pour une pointe d’écume ?
Un artiste exposé à Paris Photo, représenté par la galerie Bryce Wolkowitz, apporte une réponse proprement sublime à notre question. Il s’appelle Yorgo Alexopoulos, et a été formé à New York, où il vit et travaille. L’homme est connu pour rassembler différentes techniques dans la production de ses œuvres : vidéo, effets spéciaux, photographies, et lumières. En l’occurrence, il expose à Paris une véritable « boîte à vagues », intitulée The Long Swell, qui aurait plu à Kant. C’est un coffret blanc assez petit dans lequel est contenu un écran où s’agitent, perpétuellement, des vagues volées à l’océan. Aucun film ne peut retranscrire l’émotion ressentie par le spectateur devant ce coquillage électronique, qui à défaut de contenir le son de la mer, a capturé ses flots… S’il existe, Dieu doit posséder dans son bureau une collection immense de boîtes à éléments (chaleur, vent, plaisir, amour, neige) sur le modèle de celle-là, qu’il observe de temps en temps pour ne pas perdre son inspiration. Yorgo Alexopoulos nous permet, un instant, de nous prendre pour Dieu.