Arthur Dreyfus
C’est un des objectifs des adorateurs de la mort : détruire la vie, et toutes ses expressions. En ce lendemain d’attentats, je pleure d’abord toutes les victimes, et leurs proches, qui arpentent d’un premier pas la route infinie du chagrin. Il y aura pour eux un avant et un après. Malgré tout, malgré le péril constant – et c’est ce qui m’étonne le plus – la vie reprendra chez les Parisiens, chez ceux qui n’ont pas connu de deuil direct : ils continueront d’aller au travail, au restaurant, de marcher dans la rue, de rire et de danser. J’ai perdu un ami cher le 7 janvier, lors de l’attaque de Charlie Hebdo. Aussi effondré que je fus, les semaines et les mois passants, je n’ai pas su m’interdire de vivre ; convaincu que la meilleure, si ce n’est l’unique réponse à la barbarie, demeurait la tendresse, le plaisir, toutes ces choses impies que les fous d’un Dieu qui ne veut pas d’eux s’escriment à rayer de la surface du globe.
Mille raisons peuvent expliquer notre contexte géopolitique, et l’histoire seule permet de comprendre le passé. L’histoire, cependant, ne résout pas tout, et face à la guerre, il convient de se confronter au présent. Que ce soit la faute de Bush père ou fils, de tel conflit au Moyen-Orient, de telle « déstabilisation régionale », un califat de plus en plus puissant a résolu d’exterminer notre civilisation : leur discours contient depuis quelques jours le terme d’holocauste de l’Occident. C’est pourquoi, en dépit de toute les analyses historiques possibles, la réponse ne saura être que frontale : tant que l’État Islamique prospérera dans la zone irakienne, avec les milices qui lui sont affiliées en Libye, en Syrie, ou au Maghreb, de nouveaux combattants seront formés, et envoyés pour frapper la France. Aucune défection militaire de notre part n’atténuera leur détermination.
Chaque fois qu’une nouvelle attaque a lieu, le seul point « positif » se révèle être, à mes yeux, la fraternité réciproque des Français, qui s’entraident et se consolent spontanément. L’horreur engendre d’abord les piteux amalgames que l’on connaît, mais je veux croire qu’elle les disqualifie également : qui peut croire qu’un citoyen français, parce qu’il serait d’origine maghrébine, ou parce qu’il serait musulman, approuve de tels actes ? Bien des imams rappellent que leur religion n’est pas conforme à cette violence-là ; et les pays du Golfe, ou la Turquie, malgré leur jeu trouble, se voient forcés de condamner sans réserve les attaques. En somme, le monde se divise de façon plus claire entre les amoureux de la vie et les amoureux de la mort. Inévitablement, naviguant sur Internet, nous rencontrons des messages de musulmans accusant le complot américano-sioniste, ou encore les plans secrets du Mossad : ces croyants-là sont systématiquement conspués par nombre de leurs coreligionnaires. En s’attaquant à « n’importe qui », et non à des dessinateurs ou à des juifs, Daesh empêche bien des militants racistes, ou de mauvaise foi, de justifier, même de la plus petite manière, leurs assassinats. D’autant plus que les terroristes ont frappé Paris en son cœur le plus « bobo », ciblant des terrasses de café bondées d’électeurs de gauche, premiers hérauts du « pas d’amalgame », fervents défenseurs de l’intégrité des Français musulmans.
Au surplus, la fraternité, c’est aussi de prendre conscience que les 128 morts de l’attaque du 13 novembre – la plus meurtrière pour notre pays – correspond à la moyenne quotidienne des morts piégés par le conflit syrien depuis 2011 : hormis l’effroi le plus vif, quelle volonté pousse un homme à se jeter à l’eau sur un rafiot avec sa famille ? Ne l’oublions pas lorsqu’ils débarquent chez nous.
Le Grand Palais est fermé aujourd’hui, comme tous les cinémas et les lieux de culture. Pas de Paris Photo, donc, mais l’envie, tout de même, de partager avec vous une image exposée par la galerie Robert Hershkowitz LTD : Portrait of a young girl. Le photographe s’appelle Thomas Rodger, et le cliché date de 1855. Quels que soient les progrès du transhumanisme, cette petite fille se tenant debout devant un rideau et une chaise deux fois plus haute qu’elle, dont les mains s’unissent en un mouvement flou, et dont les yeux se froncent pour ne pas sourire tout à fait, est morte. Ce n’est pas Daesh qui l’a tuée, c’est le temps – ou comme l’estiment de nombreux philosophes, le sacrifice inévitable de l’individu au profit de l’espèce.
Roland Barthes, on le sait, a magnifiquement écrit sur la mort et la photographie : dans La Chambre claire, il semble bien que la mort constitue pour lui l’objet fondateur de l’acte photographique. Oui, comment tous ces êtres prenant la pose devant l’objectif, examinés par nous en noir et blanc un siècle et demi plus tard, supportent-ils le drame de leur fin imminente ? Comment parviennent-ils à se montrer stoïques face au temps qui – notre regard l’atteste – a déjà commencé de les anéantir ? La réponse est simple : ils croient à la vie. Cette croyance seule, vissée dans notre corps, dans notre esprit, que Jacques Lacan assimila à l’objet indéchiffrable du désir, nous permet de rester vivants. Les hommes qui ont frappé Paris hier avaient beau s’en être départis, ils doivent savoir qu’elle ne nous quittera jamais.