Au cœur de la collection de l’Élysée
Pour sa première exposition en qualité de directrice, Tatyana Franck exhume des œuvres- clés des collections du Musée de l’Élysée La Mémoire du futur.
Proposer des dialogues, un programme à la mode, est un défi audacieux relevé par celle qui conduit désormais l’impressionnant fonds de photographies du musée lausannois. Préludant à l’installation de l’institution dans le futur pôle muséal de la ville, aux côtés du MUDAC et du MCB-A, l’exposition fait revivre des pièces majeures, pour certaines jamais présentées, en les confrontant à des artistes contemporains qui ressuscitent à travers leurs créations les techniques pionnières du huitième art. Daguerréotypes, ambrotypes, cyanotypes, ferrotypes sont autant de dénominations savantes pour qualifier des procédés anciens parfois méconnus ou confondus. Revus et célébrés par des artistes contemporains, ils prendront certainement une nouvelle dimension aux yeux du public.
Le arcours proposé par Mémoire du futur déterre les grandes inventions de l’histoire de la photographie, dont la plus ancienne, le daguerréotype. Le financier Jean-Gabriel Eynard (1775-1863) figure parmi les premiers en Suisse à apprivoiser cette technique. Nombreux dans les collections du musées, des portraits de sa famille, vues de sa maison et divers paysages illustrent ce procédé. Face à Eynard, le Japonais Takashi Arai, qui a la maîtrise de cette technique complexe, donne à ses œuvres une dimension singulière dénuée de toute nostalgie argentée. Le Vietnamien Binh Danh est fasciné, enfant, par les images magiques et mystérieuses du parc Yosemite. Plus tard, alors qu’il découvre le daguerréotype, il décide de pousser plus loin l’usage de ce medium, souvent réservé au portrait, en se perdant dans l’immensité des paysages.
Réalisés par un procédé consistant à recueillir l’empreinte d’un objet posé sur une surface photosensible, monochrome bleu de Prusse, le cyanotype, les herbiers de la botaniste anglaise Anna Atkins (1799-1871) rivalisent avec les images d’une intimité poignante du photographe américain John Dugdale. Comme il souffre de cécité, il considère la perte de sa vue comme une expérience visuelle en soi. N’utilisant que des techniques du passé, Dugdale se réclame du marchand d’art et photographe Alfred Stieglitz (1864-1946) ou du scientifique pionnier dans le domaine William Henry Fox Talbot (1800-1877). L’artiste suisse performeur et compositeur Christian Marclay entend réinventer le cyanotype. Tel Pollock, il capture les formes abstraites, créées par les enchevêtrements des bandes magnétiques de vieilles cassettes audio, sur une surface photosensible.
,L’ambrotype et le ferrotype sont des plaques de verre enduites de vernis et de collodion, concurrents du daguerréotype, plus rapides et moins onéreux. Immortaliser des grands hommes comme l’a été Abraham Lincoln au cinéma, telle est l’idée de la photographe Victoria Will qui, lors du festival de Sundance, a installé un atelier de ferrotypes. À l’heure où les portraits de magazine sont criblés de retouches, l’artiste tire des instantanés sans complexe d’un procédé ancien, utilisé de manière rigoureusement méthodique. Pari réussi égalament chez Joni Sternbach ; corps dessinés de surfeurs et spots mythiques, l’Américaine rompt avec la photographie traditionnelle dans ce sport. Vitesse et capture du mouvement sont abandonnés à la faveur d’images singulières, aux accents résolument anthropologiques.
L’exposition est aussi l’occasion de saluer deux Prix Nobel qui marquent des innovations essentielles dans l’évolution de la photographie. En 1908, le physicien français Gabriel Lippmann était récompensé pour avoir proposé une solution au problème de la photographie en couleur. Malgré une mise en œuvre délicate et donc difficile à diffuser auprès du grand public, le procédé Lippmann fait sensation à l’époque pour « sa méthode de reproduction des couleurs en photographie, basée sur le phénomène d’interférence ». En 1971, le Hongrois Dennis Gabor reçoit le Prix Nobel de physique pour son invention de l’holographie, technique de photographie en relief. C’est l’idée même du travail du Californien James Turrell, donner de la matérialité à la lumière. Figure de proue des plasticiens associant lumière et espace, il se réclame autant de la science que de la création artistique. Son travail de l’hologramme s’inscrit dans une démarche de réalité fictive et de matière. Contrairement à l’hologramme traditionnel qui reproduit des images d’objets en trois dimensions, l’hologramme de Turrell donne l’image de la lumière elle-même.
Ultime procédé évoqué, la chambre noire ou camera obscura est l’outil de travail de l’Allemande Vera Lutter. Elle réalise des photos de très grand format grâce à un caisson ou un conteneur placé in situ. L’architecture, les paysages urbains ou industriels sont au cœur de sa réflexion, et c’est enfermée du matin au soir dans sa camera obscura, que Vera Lutter observe l’impression de la lumière sur le film. Vécue comme une expérience, la prise d’image devient performance artistique, questionne l’instantanéité du medium et la représentation du réel ici captée. C’est aussi le concept de l’artiste installationiste star du Palais de Tokyo en 2008, Loris Gréaud avec Cellar Door, invité pour rendre hommage aux procédés photographiques. Défi relevé par une installation inédite capturant les ombres et les lumières qui feront vaciller le Musée.
Outre les différents procédés techniques, Mémoire du Futur aborde à travers plusieurs hommages la question du temps en mettant en abyme des œuvres tantôt anciennes tantôt contemporaines. Les décompositions du mouvement d’Eadweard Muybridge (1830-1904) sont revisitées par le Belge Pierre Cordier par ce qu’il appelle des « chimigrammes », qui ont marqué selon lui dans les années 70, la dernière expérience physique de la photographie argentique en lui associant la peinture. Dans Ante la imagen, le Colombien Oscar Muñoz reproduit sur une série de miroirs, le premier autoportrait de l’histoire réalisé par le chimiste Robert Cornelius en 1839, peu de temps après l’avènement de l’invention de Daguerre. Le travail de Muñoz, caractérisé par une grande poésie, oscille entre présence et absence, stabilité et déclin. À travers le miroir, il n’est plus question de Robert Cornelius, mais de la surimpression de l’image mouvante du spectateur. Métaphorique, l’œuvre du photographe souligne et magnifie le caractère éphémère de la vie. Cette gravure du réel, figée dans les traits de Robert Cornelius n’échappe pas pour autant au temps qui passe, et de fait, à la fragilisation de son support.
L’usure du temps est un problème central dans les préoccupations du Musée qui doit à la fois faire vivre mais surtout préserver ses collections. Alors qu’une grande campagne de numérisation de ses livres de photographie a été entreprise en 2014, l’exposition Mémoire du Futur révèle au public le grand chantier de numérisation en trois dimensions qui l’occupe, en partenariat avec Artmyn, « startup » issue du Laboratoire de communications audiovisuelles de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Cette innovation permet de visualiser les œuvres en 3D avec une précision remarquable : sur ces projections modulables sous tous les angles, il est facile de distinguer les différentes textures qui composent la photographie. L’objectif de ces versions numériques est avant tout de garder une réplique virtuelle, mais surtout de préserver de la lumière les pièces les plus fragiles et d’éviter le transport des plus difficiles à déplacer. Véritable laboratoire d’expérimentation, la présentation des premières pièces numérisées du Musée permettra d’en faire apprécier la matérialité et de redonner aux visiteurs la pleine mesure de l’expérience photographique.
Alice Frech