Par François-Henri Désérable
S’il avait fait beau temps, à l’été 1816, Mary Shelley n’aurait peut-être jamais écrit Frankenstein. Deux siècles plus tard, la Fondation Bodmer revient sur la genèse du plus célèbre des monstres littéraires.
L’ennui a mauvaise presse et pourtant.
Pourtant de quoi sommes-nous le fruit sinon celui d’un ennui abyssal ? S’il a créé le jour et la nuit, le ciel et la Terre, et s’il a décidé de la peupler, cette Terre, n’est-ce pas que Dieu s’ennuyait à mourir ? (Écrivant cela on peut l’entendre nous dire qu’Il aimerait bien nous y voir, que c’est bien beau, le Cosmos, mais passez-y quelques millions d’années et alors vous verrez : on s’y embête franchement.)
Ôtez l’ennui à Dieu, donc, et dites adieu aux hommes. Ôtez l’ennui aux hommes, et dites adieu à quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre du génie humain. Il faudrait un jour recenser tout ce qu’on doit à l’ennui, à commencer dans les Lettres : c’est parce qu’il était las de la vie mondaine que Proust s’enferma dans sa chambre tapissée de liège, cessa de vivre pour revivre et bâtir sa « cathédrale » ; c’est parce qu’il était trop seul, trop vieux et trop édenté pour jouir inlassablement du corps des femmes – et dans une moindre mesure de la conversation des hommes – que Casanova se retrancha au fin fond de la Bohême, dans une petite chambre du château de Dux où il entreprit de raconter l’histoire de sa vie ; et c’est une chose entendue depuis Baudelaire : le poète apparaît « par un décret des puissances suprêmes », en un « monde ennuyé ».