Le roman de Françoise Sagan en début d’années soixante a peut-être précipité les choses, mais la question se posait en effet. Même les Symphonies de Brahms ne commençaient à être publiques, ou grand public, que depuis la croisade menée par Charles Munch, vingt ans plus tôt et Arthur Rubinstein se souvenait que, devant jouer le 2ème concerto vers Nice ou Cannes au milieu des années 30, le matériel d’orchestre n’ était disponible nulle part. Le disque, devenu le microsillon, a changé la donne, explorateur, assuré de trouver un public, épars peut-être, mais partout. L’étonnant est qu’assez tôt, et contre toute vogue, un pianiste comme Julius Katchen, admirable en tout point mais en rien maître du marché, se soit vu confier par une major du disque, Decca, une intégrale de son piano, qui s’étendait aux sonates avec violon et trios où Josef Suk le rejoignait. Un verrou était levé, celui de l’intimidation. Car Brahms faisait peur, avec ses couleurs sombres, ses textures épaisses, ses longueurs souvent, et en rien divines (comme Schumann avait appelé celles qu’on trouve chez Schubert). Quelque chose de crépusculaire, automnal, endeuillé, avec cimetières : tout un imaginaire de la sensibilité où ne se complaît pas un goût plus latin, qui de ce piano-là n’acceptait alors (ne vénérait) que Schumann.
Les grands lions du passé avaient laissé de Brahms, dans l’ombre encore toute proche de qui ils s’étaient éduqués, quelques témoignages. Il y en avait de Schnabel, à qui rien de ce qui est sérieux et profond en musique n’était étranger ; de Backhaus qui, tout petit, avait dû lui tourner des pages à quelque festivité ; de Rubinstein, grandi et nourri sous la tutelle de Joachim à Berlin.
André Tubeuf