Moonlight est un film de Barry Jenkins, qui a obtenu plusieurs prix aux Etats-Unis et triomphe sur tous les écrans. C’est l’histoire, située à Miami, d’un jeune homme, à la fois Noir et gay, dans une société raciste et homophobe. Gay, c’est vite dit, car, à cet énoncé, on pourrait croire que c’est un film de plus à la gloire de la libération. Le héros est si timide, si introverti, qu’il n’a qu’un bref contact avec un garçon de son lycée, et encore, l’épisode n’est montré qu’indirectement. Surtout, et c’est la grande surprise de ce film, Jenkins ne s’est permis et ne nous offre aucune scène de sexe. Pas de sexe pour un film gay, c’est une première à notre époque. Même Téchiné, dans son beau Quand on a dix-sept ans, n’a pu s’empêcher, à la fin de cette aventure entre deux adolescents également timides et complexés, de les faire se culbuter tout nus sur un lit.
Jenkins s’est refusé d’aguicher le spectateur par ce moyen devenu banal. Son film l’emporte en beauté et en force sur tous ceux de cette catégorie. Les émotions du héros, ses désirs ne s’expriment que par ses regards. Rarement on a filmé des regards aussi intenses, surtout dans le cinéma américain. Jenkins a déclaré qu’il s’était inspiré du cinéma français. Quel cinéma français? Pas celui de L’Inconnu du lac, en tous cas, déballage, cru et dégoulinant, de sexualité. Moonlight retrace trois étapes de la vie du héros, chacune étant incarnée par un acteur différent. On le voit d’abord enfant, ouvrant ses grands yeux étonnés sur le monde, et demandant à sa mère ce que peut signifier le mot « tapette » qu’il a entendu prononcer contre lui, du seul fait qu’il se tient à l’écart de ses camarades et ne joue pas le jeu de la virilité batailleuse. Puis c’est l’adolescent, dont on suit le parcours. Là se place le bref baiser accompagné d’un tripotage manuel (mais non montré, encore une fois), et seul contact qu’il aura jamais connu, comme il l’avouera à ce partenaire occasionnel, quand, dans la troisième partie du film, devenu adulte, il le retrouvera par hasard et lui avouera : « Kevin, tu es le seul que j’aie touché. » La dernière image du film montre le héros qui a posé sa tête sur la poitrine de Kevin. Pas d’autre signe de leur amour, aucune démonstration de sexualité. Pas un seul plan de nu.
Du coup, se pose avec une force accrue un problème capital pour l’art contemporain, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma. La permissivité sexuelle est aujourd’hui un fait acquis ; et aucun esprit libre ne peut s’attrister qu’après des siècles d’obscurantisme, de répression, de souffrances, chacun ait le droit de choisir librement une vie privée qui contredit les normes courantes, brave l’opinion, les bien-pensants, l’Eglise, nargue tous les pouvoirs hostiles aux marginaux. Réjouissons-nous donc, mais demandons-nous aussi si le progrès dans les mœurs doit entraîner la même liberté dans les arts et les lettres. Autrement dit : parce qu’on peut tout dire aujourd’hui, est-il bon, est-il profitable de tout dire ? Toute censure étant supprimée, l’écrivain le cinéaste, ne devrait-il pas s’imposer une certaine retenue ?
Entendons-nous bien. Ce n’est pas une question de bienséance morale, c’est une question d’efficacité esthétique. Qu’est-ce qui est le plus troublant, le plus émouvant dans une histoire d’amour ? La partie physiologique, racontée en détail, ou ce qu’on en devine par l’allusion, le sous-entendu ? Ne dit-on pas plus en montrant moins ? Moonlight donne une réponse claire à cette question. L’érotisme, confiné dans les regards, les hésitations, les balbutiements, les fuites, n’y dérape jamais dans le spectacle du sexe. Le dérapage, c’est ce qu’on pourrait appeler la pornographie. Le vrai érotisme, il me semble, se passe de pornographie. Autant celle-ci est répétitive, monotone – toujours les mêmes gestes, les mêmes emmêlements de jambes, les mêmes ahanements, les mêmes râles, les mêmes soupirs de délivrance, le tout assez laid et sentant l’effort -, autant l’éros reste neuf et poignant tant qu’il n’est que suggéré.
DOMINIQUE FERNANDEZ