On reconnaît un grand artiste à sa synesthésie – c’est-à-dire sa capacité d’associer plusieurs sens, en dépassant l’outil imposé par son art. Van Gogh ou Monet ne montrent pas des fleurs, ils nous les font respirer. Schubert ou Debussy n’inspirent pas des paysages, ils nous les font contempler. Victor Hugo nous invite à caresser les cheveux de Cosette, Madame de La Fayette le front de M. de Nemours. De même, les meilleurs cinéastes ne considèrent pas que leur rôle se limite à nous relater une histoire que capterait leur caméra, mais à transmettre le goût d’une atmosphère, la teinte d’un sentiment ; et plus généralement, la densité d’une existence. Un jeune français d’origine cambodgienne ressortit depuis quelques années à ces critères. Il se nomme Davy Chou, et ses deux premiers longs-métrages demeurent gravés dans l’esprit des spectateurs qui ont eu la chance de les découvrir…
Tout commence en 2012 avec un documentaire, Le Sommeil d’Or, qui raconte sous un angle inédit le génocide perpétré par les Khmers rouges, exhumant les restes d’un septième art cambodgien qui avait connu son âge d’or de 1960 à 1975, date du début des crimes de Pol Pot. À la faveur d’un minutieux travail d’enquête, et en dépit d’une extermination quasi totale, Davy Chou parvint à faire renaître les couleurs et les rêves d’une époque pas si lointaine. Grâce au récit des ultimes survivants de ce cinéma-là, acteurs ou metteurs en scène, à la digitalisation de morceaux de pellicules retrouvés, mais aussi grâce à l’intelligence de sa construction, ce Sommeil d’Or convoqua des fantômes plus vrais que nature – sans oublier d’être drôle. Car le cinéaste prit le parti de rendez hommage à l’éternelle jeunesse d’un pays, à ses éclats de rires qui, mêlés aux larmes des destins engloutis, rappellent que la vie vainc (presque) toujours.
Un élan solaire qui se poursuit dans son deuxième film, tout juste sorti en France, et marquant le passage du réalisateur à la fiction. Dans Diamond Island, il est question de Bora, un adolescent né en pleine campagne cambodgienne, abandonnant sa famille pour participer comme ouvrier, sur un îlot en bordure de la capitale, à l’édification d’un projet architectural délirant. À travers son voyage professionnel, c’est évidemment un récit d’émancipation auquel nous sommes confrontés, où Bora inculquera l’amitié et la trahison, l’amour et la séduction – jusqu’à la manière de courtiser les jeunes cambodgiennes assises sur leurs scooters, enseignée dans une séquence culte. Lors de son séjour urbain, le jeune garçon retrouvera aussi un grand frère disparu, et se confrontera à la difficulté de vivre loin d’une mère…
Mais au-delà de cette aventure portée par la performance si sensible du jeune Sobon Nuon, c’est une peinture graphique et multi-sensorielle que nous livre Davy Chou : sa caméra tantôt s’envole au-dessus des chantiers titanesques, immaculés, tantôt en pénètre les coulisses de tôle rouillée. Son œil tantôt se fixe sur le visage d’adolescents égarés, tantôt sur leurs corps impatients de mordre la vie. Il faut ajouter à cela un admirable travail sur le son qui, de murmures en crissement métalliques, nous raccorde à la vibration intime d’un pays ; et une bande originale aussi spectrale que mélodique, dont la suavité électro, sombre et envoûtante, relie notre émotion à celle du cœur des protagonistes – et consolide la brillance des lueurs dans la nuit de Phnom Penh, transformée par un objectif phosphorescent en cité onirique et multicolore, où flottent des méduses numériques.
La critique a comparé Davy Chou au Chinois Hou Hsiao Hsien, au Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, aux Américains Gus Van Sant, Larry Clark ; et même à Francis Ford Coppola. Mais le plus frappant, le plus bouleversant, chez ce réalisateur de trente-trois ans né en région parisienne, reste son attrait irréfragable, instinctif, pour le pays de ses ancêtres. Savoir d’où l’on vient, n’est-ce pas le seul projet possible ?