Les peintres français des colonies sont aujourd’hui bien oubliés. Il en est une au moins qui mérite notre attention, Alix Aymé: en Indochine, son oeuvre originale et sensible redonna vie à des technique locales, comme celle de la laque, rendant ainsi hommage à son pays d’accueil.
Pour la fameuse Exposition coloniale de 1931, à Paris, patronnée par le maréchal Lyautey, et quidevait vanter les vertus de la présence française outre-mer, on construisit à la porte de Vincennes une réplique du temple d’Angkor. L’une des salles du bâtiment, au premier étage, abritait des toiles peintes par des artistes français d’Indochine. Ces artistes furent nombreux, et souvent talentueux. Mais aujourd’hui, qui les connaît encore ? Qui se souvient de François de Marliave, de Joseph Inguimberty, d’Évariste Jonchère ? Ce sont des oubliés de l’histoire de l’art, et de l’histoire tout court. Alors qu’ils avaient eu l’honneur suprême d’habiter le temple d’Angkor, ou tout au moins son double !Après la fermeture de l’Exposition, leurs tableaux sont transférés au Musée des Colonies, le seul bâtiment de cette manifestation qui échappe à la démolition. Dès 1935, l’édifice reçoit un nom plus modeste: le Musée de la France d’Outremer. En 1960, alors que le soleil achève de se coucher sur l’empire colonial français, Malraux rebaptise derechef le musée, qui devient le MAAO (Musée des Arts Africains et Océaniens). Et depuis juin 2006, c’est la nouvelle institution du Quai Branly qui en recueille la succession. Quant auxœuvres «coloniales» de la collection, désormais obsolètes, voire gênantes, elles ont échoué dans les réserves et les sous-sols du MAAO. Elles n’ont commencé d’en sortir que depuis peu; certaines d’entre elles ont été transférées au Musée des Années Trente, à Boulogne-Billancourt. Que de va-et-vient, que de changements de lieux, de noms, de rang ! C’est que l’histoire des musées reflète fidèlement l’histoire des sociétés, du moins telles qu’elles se voient, et qu’elles veulent être vues.Quant à l’histoire de l’art, c’est peut- être l’histoire des sociétés telles qu’elles sont. Une chose est sûre: parmi les peintres «indochinois» de la première moitié du XXe siècle, figure une artiste qui mérite doublement notre attention. D’abord parce que, sans être Gauguin ni Picasso, elle eut un talent réel et singulier. Ensuite parce qu’elle compta parmi les acteurs d’une étonnante aventure dont les conséquences se font encore sentir dans le Vietnam contemporain: la création par la France, à Hanoï, d’une École des BeauxArts. Évoquer cette artiste, ce n’est donc pas seulement attirer l’attention sur une œuvre attachante, c’est aussi redécouvrir comment la France concevait et vivait, dans la première moitié du XXe siècle, les «échanges culturels».
Alix Aymé est née à Marseille en 18941. Très jeune, elle connut des pays lointains, aussi bien l’Egypte que Constantinople ou la Martinique. Elle commença de peindre à Paris en pleine Première Guerre mondiale, fréquentant l’atelier de Maurice Denis, tête pensante du mouvement nabi, à qui l’on doit la fameuse formule: «Un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées». Les œuvres de Maurice Denis n’en sont pas moins figuratives, et souvent décoratives. Mais au-delà de ce maître, c’est l’école de Pont-Aven, rassemblée autour de Gauguin, qui marquera le style d’Alix Aymé, au point de donner parfois à son Indochine des couleurs et des formes curieusement tahitiennes.
C’est en 1924 que la France décide d’ouvrir à Hanoï «l’École des Beaux-Arts de l’Indochine». Fait notable, le programme des cours n’y sera pas identique à celui de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. On n’y enseigne pas aux artistes vietnamiens que leurs ancêtres sont gaulois. Ce que rêve de réaliser le premier directeur de cette institution, Victor Tardieu (le père du poète Jean Tardieu), c’est plutôt une synthèse: enseigner des techniques nouvelles, mais revivifier le passé du pays. D’ailleurs, la majorité des élèves sont vietnamiens.Le projet de Tardieu n’était pas tout à fait absurde, puisqu’il a survécu à la décolonisation. Sans doute, les «échanges culturels», entre colonisateurs et colonisés, étaient-ils inégaux. Ils masquaient souvent une volonté de domination que les surréalistes, dès l’Exposition coloniale de 1931, avaient d’ailleurs dénoncée avec une extrême violence. Les surréalistes organisèrent même une contre-exposition qui rappelait les crimes coloniaux – mais leur opposait les charmes de l’URSS. Quoi qu’il en soit, l’École des Beaux-Arts de Hanoï existe toujours aujourd’hui. Elle asurvécu aux guerres, aux bouleversements politiques, à l’indépendance. Elle a seulement changé de nom, comme les musées en France… Elle continue d’enseigner des techniques occidentales tout en cherchant à sauvegarder et à vivifier la tradition vietnamienne2.Avant de s’installer au Vietnam, Alix Aymé se rend au Laos, en 1930. Elle se lie d’amitié avec la famille royale et réalise une fresque dans la salle de réception du palais de Luang Prabang. Rentrée en France, elle épouse en secondes noces le général Georges Aymé, (frère de l’écrivain Marcel Aymé, et qui lui donnera le nom sous lequel nous la connaissons). Elle repart pour l’Indochine. Installée à Hanoï, elle va devenir professeur à l’École des Beaux-Arts. Elle initiera les jeunes artistes vietnamiens à la technique de la laque, dont elle est une des rares spécialistes, et sur laquelle elle écrira des textes passionnés et précis3. C’est parce qu’elle a aimé et admiré l’art et l’artisanat de son pays d’accueil qu’Alix Aymé a décidé d’en acquérir les techniques, et de les remettre à l’honneur: le travail de la laque fut essentiellement chinois et japonais, avant de devenir vietnamien à partir du XVe siècle.L’œuvre indochinoise d’Alix Aymé, outre des huiles, des aquarelles, des fusains, des lithographies ou des gravures sur bois, compte de nombreux laques (on recourt au masculin pour désigner l’objet d’art, au féminin pour nommer la résine du laquier). L’artiste a également réalisé des peintures sur soie, autre technique propre à l’Extrême-Orient. Il va de soi qu’elle n’était pas la première à découvrir, avec fascination, les arts «exotiques» en général, indochinois en particulier: avant de s’installer à Tahiti, Paul Gauguin faillit choisir le Tonkin. Auguste Rodin, lui, ne se rendit pas en Indochine, mais l’Indochine vint à lui sur les ailes d’une des expositions coloniales parisiennes, celle de 1906: les danseuses d’Angkor suscitèrent son admiration («il n’y a qu’elles et les Grecs», disait-il); il en fit des dessins splendides. Un peu plus tôt, en 1884, Pierre Loti fit voile vers l’Indochine, pour en ramener son récit le Pèlerin d’Angkor, et quelques croquis de jonques… Mais nul ne consacra autant de temps et d’énergie qu’Alix Aymé à assimiler puis à enseigner les techniques du pays hôte, et à former à ces techniques des élèves vietnamiens qui pourront ainsi renouer avec un art que leur pays avait quelque peu délaissé.«Il y a une magie dans l’art de la laque», écrivait l’artiste. Du coup, elle a décidé de se faire magicienne, et c’est un très long travail: quand elle mourut, en 1989, à un âge avancé, on raconte qu’elle travaillait à polir un laque. C’est peut-être une légende, mais qui dit la vérité.Réaliser un laque, c’est un travail d’artisan autant que d’artiste – mais à vrai dire, une des leçons qu’Alix Aymé tire de son expérience indochinoise, c’est précisément qu’il est vain de distinguer les deux mots, de séparer les deux activités. «S’il y a une technique qui exige du peintre un don de lui-même, c’est bien la laque», écrit-elle encore. Ce qui la fascine, c’est le temps prodigieux que l’on peut et que l’on doit consacrer à son ouvrage pour l’amener à la perfection et le rendre durable, et presque éternel: elle raconte que des laques ont pu séjourner trente ans au fond de la mer à la suite d’un naufrage, et se révéler absolument intacts après le renflouement du bateau.
Mais l’art de la laque offre bien d’autres motifs de fascination: la résine qui coule du laquier est une matière dangereuse, dont les effluves peuvent rendre malade; la récolte de cette résine doit se faire au petit jour, car elle noircit à la lumière; il faut en appliquer, sur un support de bois, de métal ou de porcelaine, d’innombrables couches très minces (jusqu’à 75 couches pour un demi-centimètre d’épaisseur)… En langue chinoise, «laque» signifie «matière vivante», une matière qui réagit de mille façons différentes au contact des couleurs (rouge cinabre, jaune de sulfure de cadmium, vert d’oxyde de chrome, incrustations de poudre d’or, d’argent, d’étain…); une fois le décor appliqué et poncé, on le recouvre d’une dernière couche de laque transparente, à l’aide d’une brosse faite de cheveux d’enfant…Les laques réalisées par Alix Aymé sont d’étranges scènes pastorales, presque paradisiaques, et que l’on pourra juger trop jolies ou trop sereines: elles nous donnent le spectacle d’une Indochine hors du temps, hors de l’histoire, ignorant la souffrance. Sous cet aspect, les œuvres d’Alix Aymé, comme celles de tous ses confrères français d’Indochine, sont des œuvres de distraction, non des œuvres de lucidité. Mais ce qu’elle échoue peut-être à dire dans son art, ne parvient-elle pas à l’exprimer dans son artisanat ? Peu importe en effet ce que représentent ses laques: ce qui compte, c’est que ce sont des laques, c’est-à-dire des œuvres d’humilité, de labeur, de silence et d’hommage à ses hôtes. Alix Aymé, dans l’Indochine, percevait le Vietnam. Cette artiste d’hier est aussi d’aujourd’hui.