It’s all over pourrait-on lire entre les lignes de la dernière exposition proposée au musée Haus Konstruktiv de Zurich. Et pourtant, l’exposition « Concepts of the All-Over » marque non pas une fin, mais un tournant puisque l’institution s’apprête à déménager. Avant sa réouverture, profitez d’aller expérimenter des interventions all- over aussi ambitieuses que captivantes.
Ala fin des années quarante, Jackson Pollock prend le chemin de l’abstrac- tion. Il passe alors à des méthodes iné-dites de déversement de la peinture sur la toile qu’il nomme Drippings et qui ont pour point commun de produire des peintures dites all-over. En d’autres termes, son travail consiste à ré-pandre la matière de façon plus ou moins égale sur l’ensemble du support sans donner davantage d’importance à une partie de la toile plutôt qu’à une autre. L’œuvre semble ne pas s’arrêter à la ma-térialité physique de la composition et donne alors une impression de hors-champ. Ainsi, les codes traditionnels de la peinture sont rompus, sans hié-rarchisation entre les différents éléments qui pour-raient y être représentés, et l’œuvre n’a pas non plus de sens d’accrochage proprement défini.
Fort de deux décennies passées dans le même lieu – l’ancienne station électrique de Selnau –, le mu-sée Haus Konstruktiv joue aujourd’hui la carte du all-over XXL en invitant des artistes à sortir du cadre pour une fête de couleurs, de formes et de lumière fortement imbriquée dans l’architecture. L’exposition s’intitule « Concepts of the All-Over » et se déploie sur tous les étages de l’institution. Une manière avant toutes choses de marquer la fin d’un chapitre qui se termine en ces murs avant que le musée ne déménage pour rouvrir au prin-temps 2025 sur le site de Löwenbräu. Ce qui ac-croîtra davantage encore la synergie entre les ins-titutions culturelles de la place zurichoise. Ainsi, comme du lierre sauvage, les motifs de Carlos Bunga, de Carlos Cruz-Diez, d’Ana Montiel, de Reto Pulfer, d’Esther Stocker et de Christine Streuli ont pris forme sur les sols, sur les murs, au plafond. Ils conquièrent l’espace en douceur mais résolument et rendent hommage au bâtiment in-dustriel. L’idée de cette exposition prolonge évi-demment un geste associé de façon pérenne au musée Haus Konstruktiv, celui du Zurichois Fritz Glarner, qui, en 1963, avait réalisé la salle à man-ger du Rockefeller. Cet intérieur composé sur des airs de De Stijl ou de Bauhaus tardif a été reconsti-tué dès l’installation du musée en 2001 au bord de la rivière Sihl et rappelle combien peinture, archi-tecture et design peuvent dialoguer sur un même registre.
Dans le lot des propositions actuelles, A Space for Thoughts d’Esther Stocker est de loin la plus spec-taculaire. À peine aurez-vous laissé glisser vos yeux sur une ligne noire, que vous allez découvrir, non sans un sentiment de vertige, une installation im-mersive qui n’épargne aucun recoin. Comme par hypnotisme, le regard est en effet happé par des grilles, qui, du sol au plafond jouent avec les ar-rêtes de la salle, courent le long des murs, et même des fenêtres, pour vous emmener, sans hésitation, dans une composition graphique puissante épou-sant avec une grande intelligence la structure du bâti. Le trait, habituellement rattaché à l’idée du dessin, a ici quitté son support classique – le pa-pier – pour évoluer en accord avec le lieu, le ré-véler différemment et créer ce puissant moment éphémère, qui n’excèdera pas la durée de l’expo-sition. Comme à son habitude, Esther Stocker produit des espaces modulaires se répétant à l’in-fini, à l’intérieur desquels elle introduit une sé-rie d’imperfections, sème le doute visuellement, crée une sensation de surprise, ce qui génère un nouveau rythme, déstabilisant peut-être mais as-surément vivant. Cette dernière est amenée ici notamment par des sculptures imitant de monumentales balles de papier froissé, qui sortent dras-tiquement du mur. Elles déroutent le regard, qui ne peut se reposer sur des lignes immobiles, tout en l’invitant à questionner son point de vue, et en donnant au corps la possibilité de s’interroger sur sa position.
Comme toutes les œuvres produites par l’artiste basée à Vienne, le dispositif imaginé pour le mu-sée Haus Konstruktiv contient une dimension ré-flexive qui dépasse l’effet premier de fascination optique : ses abstractions géométriques dévelop-pées dans le strict langage du noir et blanc sont aussi à comprendre comme la métaphore d’une société parfaitement réglementée, qui n’est évi-demment pas infaillible quand elle doit faire face à de micro ruptures susceptibles de déstabiliser l’ordre établi. « Je suis fascinée depuis longtemps par l’imprécision de l’exactitude : la règle et la confusion sont pour moi proches l’une de l’autre. Elles constituent même parfois une seule chose », explique Esther Stocker, qui s’inscrit dans le sillage d’Agnès Martin et de ses fameuses pièces minima-listes des années soixante. Comme elle, Esther Stocker met en place des systèmes qui paraissent parfaits au premier regard. Chez cette dernière, en revanche, rien à mettre en relation avec un quel-conque spiritualisme sous-jacent, comme c’était le cas chez Mondrian ou Malevich, précurseurs dans l’utilisation du motif de la grille : dans son tra-vail, le trait est droit, noir ou blanc, il contraste avec le fond, plus ou moins massif, sans inflexion. Plus complexes qu’ils ne paraissent, ses disposi-tifs bichromes nés à l’origine de la pratique de la peinture sur toile prouvent ici encore combien ils sont capables de coloniser l’architecture des lieux dans lesquels ils s’exposent. Comme elle l’a fait en tant d’autres endroits. Citons, en exemples, ceux réalisés cette année au MAXXI à Rome ou à la Mondriaan House à Amersfoort.
Plus discrète, l’intervention de Carlos Bunga brouille les frontières entre le tableau et l’architec-ture par l’irruption de monochromes suspendus ici et là. Un come-back au musée Haus Konstruktiv pour cet artiste qui avait fait l’objet d’une exposi-tion monographique importante – la première en Suisse – en 2015. Dans la veine de l’art optique, Carlos Cruz-Diez nous entraîne dans une nouvelle expérimentation de la couleur : Chromosaturation consiste à baigner le public dans des pièces plongées dans le bleu, le rouge ou le vert et opère sur la rétine l’apparition des couleurs complémen-taires qui troublent les perceptions en fonction de son déplacement. Une expérience unique de vous convaincre visuellement, physiquement et émo-tionnellement combien la réalité n’est pas une chose donnée ni stable. Chose qu’Ana Montiel démontre avec d’autres moyens, élégants et struc-turés, dans un rythme convoquant les colonnes comme les murs, s’appuyant sur des données tirées de théories des neurosciences. Enfin, l’explosion des couleurs se vit grâce à une intervention pa-noramique de Christine Streuli dans laquelle figu-ration et abstraction, construction et déconstruc-tion, histoire et art contemporain coexistent avec dynamisme. It’s not all over yet, réjouissons-nous déjà du printemps 2025.