Le cinéma d’Artpassions
Le scénario répond aux canons antédilu-viens de la romance hollywoodienne : dans un club de striptease, un client (Ivan, dit Vanya) s’éprend de la danseuse qui se déhanche pour lui autour d’une barre de pole dance : Anora, dite Ani. Bien sûr, la fille est désar-gentée et jolie. Bien sûr, le client est riche. Ajoutons même richissime. Mais à rebours des canons évo-qués, il n’est pas vieux. Ce fils à papa aux joues de bébé est même plus juvénile que sa dulcinée de vingt-trois printemps, son fric illimité compensant son expérience limitée. Bien sûr, ils croient tomber amoureux – et un soir de beuverie, se disent oui dans une chapelle pailletée. Le réveil sera dur pour les parents, des milliardaires russes qui apprennent depuis Moscou que leur sale gosse vient d’épouser une escort à Las Vegas. « Anora, remarque la critique Murielle Joudet, ce serait Pretty Woman mais monté à l’envers – en somme, remis dans le bon ordre ».
Le récit, qui démarrait façon Rat des villes et Rat de champs, se mue alors en Roméo et Juliette contem-porain – à la différence que notre Roméo n’a rien d’héroïque, et que sa Juliette n’est pas issue d’une famille… mais d’une classe rivale : les pauvres. Sean Baker a la sagacité d’hybrider tous les codes : si les fuck sont plus usuels que les alexandrins dans ses dialogues, son œuvre présente l’architecture d’une tragédie en trois actes. Amour, fureur, rupture. Que l’on pardonne la divulgation de quelques rebondis-sements, le charme du film résidant moins dans son intrigue affective que dans la vitalité des tableaux peints, ou son perpétuel comique de situation. À l’image de cette folle traque dans un New York de nuit, menée par trois sbires, plus précisément trois bras cassés, mandatés par les parents de Vanya depuis la Russie pour faire annuler l’union honteuse. À la re-cherche du (petit con) perdu ! Lâchant le badinage et les hôtels de luxe, le ton vire à la comédie de crapules : on s’attache à ce clan de dingues comme on scrolle sur Instagram : sans trop réfléchir. Et certains critiques taquins de souligner que le script, taillé sur mesure pour l’époque, aurait pu être inventé… par une IA.
La référence spontanée au numérique témoigne de l’actualité du projet. Dans sa dimension plastique, d’abord : du make-up à l’érotisme des filles, de la B.O. au langage des personnages, sans oublier leur lien addicté aux écrans, Anora capte une esthéti-que générationnelle. Dans sa dimension politique, ensuite : omniprésente au départ, Vanya quitte vite la scène pour laisser la place à sa partenaire, un archétype de femme brisée, mais puissante, irré-ductible à un cliché. Le rôle masculin qu’il campe incarne à ce titre l’époque : Tadzio contemporain, convoité par une fille et non par un homosexuel déclinant, il atteste après Timothée Chalamet que la virilité costaude a fait son temps. Sans doute le très queer Baker, dont le vrai chef-d’œuvre de-meure Tangerine (2015), s’amuse-t-il à réinventer le minet pasolinien. Dans une scène d’antholo-gie, la mère de Vanya lance à son enfant terrible : « J’aurais préféré que tu épouses un garçon ! »
En définitive, que reste-t-il des deux heures sur-menées de cette comédie de démariage ? D’abord, une dernière scène pesante de mystère – telle l’éclosion d’un désir complexe, enfin adulte. Puis une incontestable jouissance visuelle, qui n’est pas sans rappeler le Sans Filtre de Ruben Östlund, Palme d’or 2022, lequel reposait également, com-me le pointe l’historien Jean-Michel Frodon, sur « le plaisir de dire du mal des riches, surtout des très méchants (les oligarques russes), tout en jouissant par procuration des fastes du grand luxe ». La mise en scène de Baker doit beaucoup, par-delà ses exa-gérations, à l’art du montage hyper-vitaminé des frères Safdie, rois du film indépendant new-yor-kais. Retenons enfin le talent incandescent des interprètes : avec Anora, Mikey Madison a sculpté un personnage aussi immortel que la Sue Lyon de Lolita ou que la Natalie Portman de Léon. Quant au génial Mark Eydelshteyn, il parvient à émouvoir et même à étonner, malgré son emploi quadrillé d’anti-Prince Charmant. Les films qui traversent le temps ne sont pas des récits mais – avec leurs défauts – des amis.