Le Musée Jacquemart-André consacre une exposition à la plus célèbre des artistes féminines du XVIIe siècle, Artemisia Gentileschi. Mais au-delà du mythe qui s’est enroulé autour du pinceau de l’Italienne, l’oeil doit aujourd’hui se défaire des lectures trop biographiques de son œuvre s’il veut percer le secret de la peinture d’Artemisia.
Dire qu’Artemisia Gentileschi est à la mode est un euphémisme : femme artiste à une époque où elles étaient rares, plus encore femme artiste qui parvint à se hisser au summum de la scène artistique de son époque et, enfin, femme artiste qui dut, plus que d’autres, affronter la misogynie et la violence de la société patriarcale du XVIIe siècle, elle est le parangon de la femme forte. En 1611, Gentileschi fut violée à l’âge de dix-sept ans par le peintre Agostino Tassi puis torturée lors des interrogatoires du procès intenté par son père au violeur (qu’on essaya, par ailleurs, de lui faire épouser pour laver l’affront – mais, heureusement, Tassi ne maintint jamais sa promesse de mariage). Femme indépendante, se séparant du mari qu’elle prit après le viol, travaillant dans toute l’Italie et même à Londres, recevant des commandes des rois d’Espagne et d’Angleterre, correspondant avec les plus grands intellectuels italiens comme Galilée ou Cassiano dal Pozzo, Artemisia est un authentique personnage de roman autant qu’une figure artistique. Une immense littérature a vu le jour ces dernières années, analysant les moindres détails de sa vie. Les expositions se sont multipliées, aux quatre coins du monde et on ne l’appelle désormais plus qu’« Artemisia », comme on dit Léonard pour Vinci ou Raphaël pour Sanzio. Mais depuis quelques années, des voix plaident pour revenir aux fondamentaux dans le discours sur la peintre, c’est-à-dire à son œuvre, sans céder à l’écueil tentant du sainte-beuvisme. Car si l’on veut vraiment rendre grâce à son talent, il semble réducteur de ne la juger qu’à l’aune de son sexe : n’y a-til comme clé de lecture que sa haine pour l’odieux Tassi pour expliquer la violence de sa vision de la décapitation d’Holopherne par Judith ? Non, car Artemisia est avant tout – et surtout – une des plus grandes artistes italiennes, tous sexes confondus.
Elle naît à Rome en 1593 mais est, en réalité, toscane. Son père Orazio, peintre d’origine florentine né à Pise, est attiré à la cour papale qui, en ce XVIe siècle finissant, a remplacé Florence et Venise comme le plus grand centre artistique d’Europe. Sous l’impulsion de la Contre-Réforme, d’énergiques papes comme Sixte V et Clément VIII promeuvent d’immenses chantiers d’urbanisme dans la Cité éternelle depuis la fin des années mille cinq cent quatre-vingts. Des légions d’artistes sont employés par les souverains pontifes et les grandes familles nobles, souvent d’origine toscane – et répondant aux noms augustes d’Aldobrandini, Borghèse ou Barberini.
L’adage veut que derrière tout grande homme il y a une grande femme. Dans le cas d’Artemisia, c’est le contraire qui est vrai : trop souvent éclipsé par sa fille, Orazio Gentileschi est un magnifique artiste et le style de la talentueuse Artemisia découle directement du sien. Orazio est sans conteste l’un des meilleurs peintres italiens de son temps et ses contemporains s’en aperçurent puisque cet ami personnel de Caravage fut invité pour peindre à la cour de France puis à celle d’Angleterre, où il mourut en 1639. C’est lui qui forma sa fille à l’art du pinceau. Elle fut d’abord son assistante avant d’exécuter ses propres compositions, à partir de la fin des années mille six cents.
Artemisia étonne dès ses premières œuvres en parvenant à imprimer une marque tout à fait personnelle au style paternel. À la grâce majestueuse pleine de silence et à la douceur froide d’Orazio, elle substitue une fougue dramatique et des constructions audacieuses. Nous voilà face à Suzanne et les vieillards, son premier chef-d’œuvre, également sa première œuvre signée et datée, peinte en 1610. Elle a à peine dix-sept ans et tous les ingrédients du style qui feront son succès sont là. La répugnance de la jeune femme face aux deux vieillards qui la surprennent pendant son bain et veulent la corrompre est totale. Elle détourne la tête, fait un geste instinctif de répugnance, transie de peur. Les deux hommes paraissent, au contraire, calmes et sûrs d’eux. La totale nudité de Suzanne s’oppose aux épais manteaux qui les enveloppent – elle, frêle et verticale, eux, larges et occupant l’espace. Des oppositions radicales, auxquelles on ne peut échapper puisque la scène se joue dans un espace comprimé, comme bouché, qui exprime l’oppression et l’impossibilité de s’enfuir. C’est là le véritable talent d’Artemisia: celui de parvenir à mettre en scène des contrastes dynamiques de manière saisissante, quasiment stupéfiante, avec une relative économie de moyens (ici pas de servante, de jardin luxuriant, d’ustensiles de bain – tout est resserré sur l’action). Cela donne des compositions très originales et expressives, presque exagérées, qui permettent d’explorer au mieux les tensions psychologiques découlant des situations dépeintes.
Le jeu des oppositions deux à deux se retrouve jusque dans la construction de la composition. Dans cette scène confinée contre un mur, ramenée à la verticalité et à la bidimensionnalité du plan du tableau, Gentileschi parvient à insuffler un sens d’espace et de circulation par le jeu des mains, la position des visages les uns par rapport aux autres, qui composent un cercle. Tout comme l’étrange forme dense et arrondie que créent les amples manteaux des deux hommes. Ils deviennent comme un seul et même personnage, une sorte d’épouvantail monstrueux, une bête plus grosse qu’elle ne l’est véritablement, qui surplombe, domine, envahit l’espace privé. Cette amplification est la projection visuelle de l’horreur et de la violence psychologique éprouvées par la jeune femme face à ces deux scélérats qui violent son intimité.
L’originalité réside également dans le fait que ce n’est pas le potentiel érotique de la scène qui est ici figuré, comme c’était l’habitude des peintres traitant ce sujet, mais sa violence. Un sein se dévoile néanmoins malgré le geste de pudeur de la jeune fille et s’offre au regard concupiscent des deux hommes mais aussi (surtout ?) du spectateur, qui se retrouve, qu’il le veuille ou non, dans la position inconfortable du voyeur assistant à une scène de quasi-viol.
Le traitement des couleurs est, quant à lui, déjà caractéristique de Gentileschi. Une lumière blonde, tonale, vénitienne, à la Titien, rehausse corps et visages, alors que des coloris plus froids, brillants et contrastés, tapissent les fonds (le ciel azuréen et le manteau écarlate du vieillard à droite). Le canon et le visage féminins, fins mais aux formes et aux traits généreux, sont aussi typiques de sa patte et se retrouveront déclinés de tableau en tableau.
Avec cette œuvre, avant même que ne fassent irruption Le Bernin en sculpture et Borromini en architecture, Artemisia a déjà saisi l’esprit du baroque, qui commence à triompher sur Rome et bientôt sur l’Europe. Le baroque n’est pas qu’un style, c’est une esthétique, c’est même un climat culturel. La sensibilité baroque promeut l’expression des passions – les affetti – en vue d’impliquer émotionnellement le spectateur selon des procédés rhétoriques, qui lient souvent des couples antithétiques : l’amour et la mort, la violence et la sensualité, la beauté et la laideur. On retrouve ces oppositions poétiques, qui saisissent et délectent l’imagination, dans tous les domaines – en poésie, en littérature, en théâtre et dans la musique. Cet expédient, telle une figure de style, Artemisia l’use abondamment tout en le renouvelant de tableau en tableau, comme dans son œuvre la plus célèbre, Judith et Holopherne.
Celle-ci, peinte en deux versions, l’une datant de 1612, l’autre de 1620, n’a fait le déplacement à Paris que sous la forme de la copie d’époque conservée à la Pinacothèque de Bologne. La tension des opposés est ici figurée de manière implacable : le sang qui gicle en tous sens et éclabousse le lit tranche avec l’élégance des étoffes de Judith et sa servante ; la distance physique que la tueuse maintient par rapport au décapité est contrebalancée par son extrême détermination. La lecture biographique est, bien sûr, ici de mise. Peinte environ un an après le viol et pendant le démêlé judiciaire qui s’ensuivit, elle explique la brutalité vengeresse des deux bourreaux, qui attrapent et plaquent vigoureusement Holopherne (qui a les traits de Tassi) sur son lit pour l’empêcher de bouger. Retournement de situation, cette-fois c’est Artemisia qui découpe Tassi de son épée, tel un dard phallique. Mais il faut voir plus loin que la biographie : autant qu’avec son histoire person- nelle, Gentileschi se mesure ici avec le plus grand des artistes du temps, Caravage, qui avait peint le même sujet en 1599. Ce rénovateur de la peinture au début du XVIIe siècle est l’autre personnage derrière les débuts d’Artemisia Gentileschi – et il est quasiment certain que la jeune fille l’a connu, grâce à son père. La retenue de la Judith peinte par Caravage, qui se tient à distance du sang jaillissant de la tête qu’elle taille, un peu dégoutée, est com- plètement dépassée chez Artemisia. Celle-ci par- vient à faire du drame personnel qu’elle a vécu un moteur pour renouveler un sujet souvent repré- senté par les artistes de l’époque, en peignant une scène d’assassinat froid et prémédité, qui repousse les limites du sanglant. La filiation caravagesque est, quant à elle, confirmée par le clair-obscur dra- matique qui éclaire la scène et achève de la rendre proprement saisissante.
Après le procès contre Tassi, Gentileschi se remarie et, en 1613, elle quitte Rome, où sa position est intenable, pour Florence. C’est là que sa carrière prend son envol et qu’elle connaît le succès. Elle reçoit des commandes du grand-duc de Toscane, tan- dis que le descendant de Michel-Ange lui commande une Allégorie de l’inclination (1615-1616) pour le décor de la maison de son aïeul, transformée en mausolée à sa gloire. Elle entretient égale- ment de bons rapports avec Galilée et est la première femme a être admise à l’Académie de dessin florentine. Son talent de portraitiste est reconnu et elle recourt souvent à sa propre image, en se grimant à plusieurs reprises en sainte Catherine ou en Joueuse de luth (1614-1615) dans des tableaux au format resserré. Dans la Joueuse de luth, on admire le travail de l’éclairage qui met en valeur ses mains, son visage et son décolleté tout en faisant luire la moire de son habit bleu. Dans toutes ces toiles, on dirait une actrice qui se peint en costume de sainte ou de musicienne plutôt que la sainte ou la musicienne elle-même : Artemisia ne veut pas faire oublier qu’il s’agit, en fait, d’elle – ambitieuse, présente, triomphante.
Mais en 1620, Gentileschi est de retour à Rome. La raison officielle de son départ de Florence est qu’elle et son mari sont criblés de dettes ; la réalité est que sa ville natale et sa vie artistique lui manquent. Le temps a fait son effet et l’affaire Tassi appartient au passé. Ses portraits et ses scènes d’histoire sont désormais appréciés par les élites romaines. On l’a compris, les femmes fortes issues des récits antiques et bibliques sont parmi les sujets favoris de l’artiste et les collectionneurs de la cité papale l’ont bien compris, s’empressant d’acquérir ces tableaux peints – comble de la rareté ! – par une femme. On citera le très intelligemment pensé Yaël et Siséra (1620), peint juste avant le retour à Rome, où la violence du geste à venir s’oppose au calme serein des personnages. Gentileschi saisit l’instant d’avant pour signifier avec encore plus d’efficacité la violence du moment d’après. Ici, le calme annonce la tempête dans un procédé, une fois plus, d’une rare ingéniosité.
Malgré l’indépendance et la reconnaissance obtenues, le sexe d’Artemisia reste un écueil dans la Rome des papes et des cardinaux. Elle ne parvient pas à se faire employer sur les chantiers décoratifs de palais ou d’églises, réservés aux hommes, et reste confinée aux tableaux de chevalet. Les Lucrèce,
Madeleines pénitentes, Vénus endormies et les Esther et Assuérus s’enchaînent… En 1630, après une parenthèse vénitienne, elle préfère partir s’installer à Naples, alors la plus grande ville d’Italie, où, bien que se languissant parfois de Rome, elle restera jusqu’à sa mort, survenue selon toute vraisemblance lors de la peste de 1656. Là-bas, elle reçoit enfin une commande pour un cycle de grands tableaux religieux, à la cathédrale de Pouzzoles (1635-1637), aux portes de Naples. Son style évolue et se met à la page des goûts du temps, faisant écho aux modèles bolonais classicistes alors en vogue dans de grandes compositions au parfum plus décoratif. Les personnages suivent des courbes sinueuses, campés dans d’élégants décors de jardins ou d’intérieurs tendus d’étoffes, comme dans Suzanne et les vieillards peint en 1649 ou dans Tarquin et Lucrèce (1645-1650). Ce qu’elle gagne en théâtralité, Gentileschi le perd cependant en introspection psychologique et en densité. Mais dans les œuvres plus intimistes qu’elle continue à produire, elle reste la même peintre au pinceau puissant et à la déconcertante originalité. Preuve en est son ultime Autoportrait, exécuté en 1639 à Londres. Tel un testament pictural, elle s’y grime en allégorie de la peinture, dans un camaïeu de tons bruns admirablement jetés sur un fond rapidement brossé. Son buste se penche en avant, pris par la fougue de l’inspiration, le pinceau à la main, détournant le regard du spectateur du tableau pour le porter au-delà des limites du cadre, là où se trouve sa toile, là où elle seule peut aller, là où se trouve sa seule liberté – la peinture.