AU-DELÀ DU GENRE

Marie Bracquemond Sur la terrasse à Sèvres, 1880 Huile sur toile, 88 x 115 cm Association des amis du Petit
Palais, Genève
© Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Marie Bracquemond Sur la terrasse à Sèvres, 1880 Huile sur toile, 88 x 115 cm Association des amis du Petit Palais, Genève © Photo Studio Monique Bernaz, Genève
Les artistes femmes de la collection Ghez peignent-elles autrement que les hommes? scar Ghez (1905-1998), industriel passionné d’art, connut l’exil durant la Deuxième Guerre mondiale, du fait de son origine juive. Il a créé à Genève le musée du Petit Palais pour y abriter une partie de son immense collection. Son histoire per- sonnelle l’a conduit à voir dans l’art un moyen de rapprocher les peuples, ou du moins d’éviter qu’ils ne s’entre-détruisent. Dès lors, on ne s’étonne pas de son éclectisme. Venues de tous les horizons, toutes les grandes tendances de la peinture de la fin du dix-neuvième siècle et du premier tiers du vingtième sont représentées, à l’exception de l’art abstrait dont il se détournait, sans doute parce que l’être humain n’y est pas explicitement présent. L’exposition de l’Hermitage propose, issues de cette collection, des œuvres de peintres parfois fameux, comme Manet, Renoir, Vallotton ou Steinlen. Ce dernier est représenté notamment par son Apothéose des chats, tableau fantastique, presque effrayant, la masse énorme de ces félins évoquant, dans la nuit, une foule fascinée par on ne sait quelle puissance diabolique. Mais nous rencontrons aussi des noms oubliés. Ainsi Paul Ranson, nabi plein de finesse, Ferdinand Desnos (cousin du poète Robert Desnos), « naïf » tout à fait digne du Douanier Rousseau, ou Jean Viollier, ce Suisse qui vécut entre Paris et Pully et passa des visions surréalistes aux paysages du Lavaux. Cependant, les temps sont à la redécouverte, hau- tement justifiée, des artistes femmes. Et l’on s’in- terroge...

Les artistes femmes de la collection Ghez peignent-elles autrement que les hommes?

scar Ghez (1905-1998), industriel passionné d’art, connut l’exil durant la Deuxième Guerre mondiale, du fait de son origine juive. Il a créé à Genève le musée du Petit Palais pour y abriter une partie de son immense collection. Son histoire per- sonnelle l’a conduit à voir dans l’art un moyen de rapprocher les peuples, ou du moins d’éviter qu’ils ne s’entre-détruisent. Dès lors, on ne s’étonne pas de son éclectisme. Venues de tous les horizons, toutes les grandes tendances de la peinture de la fin du dix-neuvième siècle et du premier tiers du vingtième sont représentées, à l’exception de l’art abstrait dont il se détournait, sans doute parce que l’être humain n’y est pas explicitement présent.

L’exposition de l’Hermitage propose, issues de cette collection, des œuvres de peintres parfois fameux, comme Manet, Renoir, Vallotton ou Steinlen. Ce dernier est représenté notamment par son Apothéose des chats, tableau fantastique, presque effrayant, la masse énorme de ces félins évoquant, dans la nuit, une foule fascinée par on ne sait quelle puissance diabolique. Mais nous rencontrons aussi des noms oubliés. Ainsi Paul Ranson, nabi plein de finesse, Ferdinand Desnos (cousin du poète Robert Desnos), « naïf » tout à fait digne du Douanier Rousseau, ou Jean Viollier, ce Suisse qui vécut entre Paris et Pully et passa des visions surréalistes aux paysages du Lavaux.

Cependant, les temps sont à la redécouverte, hau- tement justifiée, des artistes femmes. Et l’on s’in- terroge : existe-t-il une peinture spécifiquement « fé- minine » ? Question complexe et semée d’embûches idéologiques. On lui répondra par une négative nuancée. Nuancée parce qu’il serait absurde de nier systématiquement toute trace de féminité dans la peinture des artistes femmes, notamment dans le choix de leurs thèmes. Leurs thèmes, oui, mais leur style ? L’œuvre im- pressionniste de Marie Bracquemond (1840- 1916) paraît illustrer l’idée que le style féminin est plus délicat, plus subtil, plus « pastel » que celui des hommes. Dans Sur la terrasse, à Sèvres (1880), la voilette de la femme de gauche est une belle réussite de finesse évanescente. Mais il faut en rabattre : voici un artiste masculin de la géné- ration suivante, Maximilien Luce (1858-1941). Cet anarchiste néo-impressionniste peignit, avec une technique inspirée de Seurat, les violences de la Commune, mais aussi des paysages, des inté- rieurs ou des personnages. Or son Portrait de jeune femme (1893) ne montre pas beaucoup moins de délicatesse que l’œuvre de Marie Bracquemond. L’époque où vit le peintre conditionne son style beaucoup plus que ne le fait son genre, masculin ou féminin.

Et Maria Vorobieva-Stebelska (1892-1984), connue sous le nom de Marevna ? Cette artiste, fille d’un vi- comte polonais et d’une actrice juive de Kazan, fut particulièrement choyée par Oscar Ghez, qui ache- ta plus de cent cinquante de ses toiles. Première femme adepte du cubisme (elle sera suivie de près par l’Espagnole Maria Blanchard, également pré- sente dans l’exposition), elle y a joint le poin- tillisme. Mais le plus frappant, dans son œuvre

de 1917, La mort et la femme, c’est l’influence de Picasso, dont elle a magnifiquement compris et re- pris le sens de la construction. Picasso d’ailleurs l’admirait et l’encourageait. En outre, son tableau n’est pas une simple création cubiste. Sa charge po- lémique est violente : la mort y est habillée en mili- taire et la femme s’en protège à l’aide d’un masque à gaz. En tout état de cause, cette toile pourrait, à l’évidence, avoir été peinte par un homme. En re- vanche, elle n’aurait pu l’être avant Les Demoiselles d’Avignon.

Le destin de Jeanne Hébuterne (1898-1920) fut tragique. Obsédée par la mort, elle a anticipé dans sa peinture son propre suicide et s’est jetée par la fenêtre du cinquième étage, deux jours après le dé- cès de son compagnon, Amedeo Modigliani, dont elle avait été le modèle, et dont le style se mire dans le sien, au-delà de toute préséance et de toute différence sexuelle. L’Autoportrait de 1916 semble préoccupé de couleurs et de formes, indépendam- ment de son sujet. Il n’en saisit pas moins toute la complexité intérieure de l’artiste.

Comme Jeanne Hébuterne, Suzanne Valadon (1865- 1938) fut à la fois modèle et peintre. Après le bain, œuvre de 1908, frappe par son énergie. Même si ses couleurs peuvent rappeler Bonnard ou Gauguin, ses formes simplifiées, et surtout ce corps nu fermement délimité par un trait noir, évoquent de près La Paresse, gravure de Félix Vallotton. De manière générale, l’œuvre de Suzanne Valadon témoigne d’une grande vigueur et ses nombreux nus sont souvent monumen- taux. Faut-il pour autant parler d’une peinture virile, qui contrasterait avec la féminité supposée de l’artiste?

Monumentaux sont aussi les nus de Tamara de Lempicka (1898-1980), dont la vie fut agitée et mondaine à souhait (courtisée par d’Annunzio, amante de Colette…), mais qui connut l’exil aux États-Unis comme le collectionneur Oscar Ghez, et pour les mêmes raisons. On a dit de son œuvre qu’elle associait cubisme et Renaissance italienne, contribuant à façonner le style Art déco. Ce qui est sûr, c’est que Perspective ou Les Deux Amies (1923) n’est guère moins puissant que le fameux tableau de Courbet qui porte le même titre et propose le

même sujet. Si puissant qu’il évoque une statuaire à la Michel-Ange. Dans son cas aussi, l’on a pu parler de peinture virile (d’ailleurs, lorsqu’elle exposa pour la première fois cette œuvre, elle la signa Lempicki, si bien qu’on la prit pour un homme). On a aussi glo- sé sur sa bisexualité. Mais ce qui a forgé son style, comme celui de Suzanne Valadon, ce fut d’abord son époque, bouleversée et violente, destructrice et nova- trice, et les œuvres artistiques dont elle s’est nourrie. Nathalie Kraemer (1891-1943), fille d’un antiquaire parisien, fut poétesse autant que peintre. Les nazis la déportèrent et l’assassinèrent à Auschwitz en dé- cembre 1943. La femme au tabouret ne porte pas de date, ni de commentaire sur l’identité du modèle. On ne serait pas surpris qu’il s’agisse d’un autopor- trait, et qu’il ait été peint durant les années sombres. Il s’en dégage une solitude terrible, et ses yeux im- menses, fixes et perdus ne sont-ils pas ceux mêmes des déportés des camps? Quoi qu’il en soit, voilà un tableau terriblement humain, plus qu’il n’est « fémi- nin ». Un art qui exprime la cruauté de son époque, et qui tente, fût-ce désespérément, d’y survivre.

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