Il est des films indescriptibles. Ou plutôt, qui fusionnent tant d’oxymores qu’on ne saurait les réduire à un mot, à un genre. Comment Guan Hu s’y est-il pris pour combiner en uneseule vision les échos de Paris, Texas (Wim Wenders), de L’Île aux chiens (Wes Anderson), d’Easy Rider (Dennis Hopper), du Gerry de Gus Van Sant, d’Umberto D. (Vittorio De Sica) – mais aussi de Freaks (Tod Browning), des Clowns (Fellini) et même du Brazil de Terry Gilliam? Il y a mille clins d’œil, mille lucarnes dans ce conte faussement minimaliste, dont l’expérience s’imprime dans les profondeurs, et pour longtemps.Son point de départ est simple, à l’instar des grands poèmes: un homme sort d’un long séjour en prison. Il est question de meurtre, de légitime défense. On n’en saura pas davantage. Ce qu’on sait, c’est qu’il s’appelle Lang, et que son retour n’est pas vu d’un bon œil par sa communauté. Tel Louis Jouvet dans Un revenant (Christian-Jaque, 1946), le protagoniste de Black Dog inspire la méfiance. Mais là n’est pas le seul nœud du scénario : dans cette cité perdue aux confins du désert de Gobi, rôde une vaste colonie de chiens errants, qui effraient la population et sèment l’anarchie. Au point de perturber les légitimes propriétaires d’animaux de compagnie; brouillant la frontière entre familier et barbare. De fait, pourquoi aime-t-on un chien et pas un autre ? Et pourquoi certains animaux sontils enfermés dans ce zoo en bordure de la ville, au contraire de leurs frères sauvages ?
Parmi ces chiens errants, un molosse quasi légendaire tétanise les autorités, qui mettent sa tête à prix, façon western : c’est le « black dog» du titre, créature féroce aux allures de cerbère, qui bien sûr va se lier à Lang – l’autre proscrit du film. À partir de ce lien, nous voici embarqués dans une amitié périlleuse et poignante. La force du récit tient à ce fil ténu : ne jamais verser dans la fable antispé- ciste, tout en célébrant la sensibilité des animaux, surtout celle des chiens, que la sélection naturellea pourvu de muscles faciaux qui facilitent la communication avec les humains. « S’il y a des animaux dans mes films, explique le metteur en scène, c’est parce que je crois que sommeille en chacun de nous une part animale. Cette animalité se manifeste lorsqu’il nous faut faire preuve de courage, ou défier l’autorité. Telle une sorte de nature primitive, mais que nous choisissons trop souvent de laisser endormie. Ce qui me paraît regrettable ».Défier l’autorité, c’est l’autre sujet de Black Dog: la terre de Lang a tout du no man’s land. C’est à la fois quelque part et nulle part. Pour accélérer la modernisation, d’immenses travaux atomisent le passé, sans qu’on sache par quoi il sera remplacé. Entre les paysages lunaires des montagnes de sable noir et les haut-parleurs diffusant, comme du temps de Mao, des annonces gouvernementales menaçantes, la dystopie s’affirme. On pense au vieux proverbe : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. » Car il est plus facile bien sûr de s’en prendre aux bêtes, qu’à la folie des humains. « J’ai vécu en personne les formidables changements économiques survenus en Chine au cours des quatre dernières décennies, note Guan Hu. J’ai également vu de nombreuses personnes laissées pour compte ». Si le réalisateur ne se reconnaît guère dans les westerns, malgré son héros solitaire, il admet en revanche avoir souvent songé au roman culte de la Beat Generation : Sur la route, de Kerouac.C’est ici qu’il faut préciser que Lang fut jadis champion de moto, et que son engin, bricolé en side-car pour accueillir son nouveau compagnon, impose au film un mouvement continu, à la fois spirituel et plastique. Décors, lumières, paysages: le metteur en scène utilise sa caméra comme un pinceau. La rareté des dialogues contribue au mystère du récit et à son magnétisme visuel. Musset nous avait appris que «les seuls vrais baisers sont les baisers muets». Près d’un chien, c’est le monde entier qui devient muet. Et pourtant si parlant. Le silence, en fin de compte, vaut mieux que la parole : il est pure émotion.