«Pierre Bonnard est-il un grand peintre ?» demandait Christian Zervos en 1947, dans un article outrageusement polémique, publié dans Les Cahiers d’art, à l’occasion de la première rétrospective organisée par le musée de l’Orangerie quelques mois après la mort de l’artiste. Et Picasso de renchérir: «Ce n’est pas vraiment un peintre moderne.» Ces jugements négatifs ont pendant longtemps pesé sur la réputation d’un artiste considéré parfois comme un simple décorateur. Bien à tort.
Bonnard a été progressivement réhabilité par les grandes expositions de la Fondation Maeght, en 1975; du Centre Pompidou, en 1984; de la Tate Gallery à Londres, en 1998; et du Musée d’art moderne de la ville de Paris, en 2006. Enfin, le lumineux accrochage de la Fondation Beyeler, à Bâle, confirme la place qui est la sienne – l’une des toutes premières – comme inventeur d’une autre modernité, figurative celle-là, mais non moins passionnante que la modernité des avant-gardes dites abstraites.
«Le point de départ d’un tableau est une idée», disait Bonnard qui, d’entrée de jeu, voulait se démarquer des peintres travaillant sur le motif. En effet, contrairement aux impressionnistes, il n’a jamais travaillé en plein air; ses tableaux sont tous nés dans son atelier – à Paris, ou dans sa «Roulotte» à Vernonnet, ou au «Bosquet», au-dessus de Cannes. Devant le motif, il se contentait de faire quelques esquisses et de noter la date et le temps qu’il faisait, pour mieux se souvenir du moment précis et de la lumière. L’œuvre, selon sa définition, était «un arrêt du temps».
Bonnard distinguait soigneusement le modèle qu’il avait devant les yeux du modèle qu’il avait dans la tête, car peindre, pour Bonnard, ce n’était pas représenter des objets, mais réaliser des sensations. C’est ainsi que Marthe, sa femme et son modèle préféré, garde, dans absolument tous les tableaux, la silhouette et le visage de ses vingt ans. Pour l’œil du peintre, le temps n’avait aucune prise sur elle.
Sa réputation de décorateur, Bonnard ne l’avait pas volée, sauf que le mot n’a rien de dépréciatif dans son esprit. On sait qu’il a eu son premier succès à vingt-quatre ans, avec la célèbre affiche exécutée en 1891 pour France-Champagne. On sait aussi qu’il a participé à des concours d’art décoratif en dessinant des meubles. «Notre génération a toujours cherché les rapports de l’art avec la vie, dira-t-il plus tard. À cette époque, j’avais personnellement l’idée d’une production populaire et d’application usuelle: gravures, meubles, éventails, paravents.» C’est tout le programme qu’il partage avec Gauguin et les Nabis, Maurice Denis, Edouard Vuillard, Paul Sérusier, Paul-Elie Ranson.
En effet, il s’agit de rompre avec la traditionnelle hiérarchie des genres artistiques et de renoncer à la distinction entre art et artisanat. La décoration non seulement s’oppose au tableau de chevalet: elle réinsère le tableau dans un environnement conçu pour l’accueillir. Mais la peinture décorative s’oppose également à l’art pensé comme imitation de la nature. Les Nabis et leurs amis – dit en substance Maurice Denis dans un texte célèbre de 1890 – ont eu le mérite de combattre le vieux préjugé qu’un tableau est une fenêtre ouverte sur la nature et que l’art réside dans l’exactitude du rendu, alors qu’au contraire «un tableau avant d’être [une représentation de quoi que ce soit], est une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées, et pour le plaisir des yeux».
De son passage chez les Nabis, Bonnard a gardé une extrême liberté dans le choix des sujets et dans la manière de les traiter. Ainsi, aux mises en scènes savantes, il préfère la banalité de la vie quotidienne, comme dans tel Déjeuner au Grand Lemps ou tel Goûter au jardin, où les personnages se fondent dans le décor, tout comme dans l’admirable Partie de croquet, prêtée exceptionnellement par le musée d’Orsay. La surface, traitée en aplats, rappelle autant Gauguin que l’art du Japon; mais Bonnard, par la juxtaposition de deux groupes de personnages, introduit une singulière tension entre surface et profondeur.
Ce jeu audacieux des différents plans caractérise nombre de tableaux de Bonnard mettant en rapport le proche et le lointain, l’intérieur et l’extérieur. D’où les regards jetés par-dessus un balcon, au-delà d’une terrasse, à travers une fenêtre. Grâce à l’ordonnance thématique choisie par Ulf Küster, nous passons de la rue au jardin, du jardin à la maison, de la salle à manger à la salle de bain. Cette progression vers une intimité toujours plus grande nous fait mieux comprendre que ne l’eût fait un parcours chronologique, le rapport de Bonnard au monde et à la peinture et sa radicale nouveauté par rapport à l’impressionnisme.
Si un peintre impressionniste regarde un paysage, il est face à son sujet, son sujet lui est extérieur, a fortiori s’il regarde par une fenêtre ou contemple la scène depuis un balcon. Bonnard, au contraire, se place dans son sujet. Dans la rue, il est au milieu des passants; au café, les voisins lui cachent une partie de la vue; surprenant, dans Intimité, une conversation, il le fait en regardant par-dessus sa main qui tient la pipe. Ainsi, souvent, le peintre manifeste sa présence dans le tableau, comme dans Le Grand Nu bleu, où il contemple la toilette de Marthe par-dessus sa jambe. «Qu’on sente que le peintre était là, notait Bonnard, voyait consciemment les objets dans leur lumière déjà conçue dès le début.»
Le monde, tel que l’appréhende Bonnard, est comme un prolongement de son propre corps. L’artiste fait partie de ce qu’il représente. Il n’y a pas de séparation entre lui et le monde. Or, ce lien entre le peintre et son sujet s’établit souvent par un jeu de miroirs. C’est le cas, de manière très complexe, dans Le Petit Déjeuner au radiateur, où les différents plans semblent s’interpénétrer. C’est déjà la technique expérimentée dans le Portrait d’Ambroise Vollard, où le marchand n’est pas seulement entouré de tableaux accrochés ou posés par terre, mais réfléchis, ainsi qu’un chevalet, dans une grande glace. Au centre de la composition, des Baigneuses de Cézanne, hommage évident au maître qui n’a cessé de répéter: «Peindre d’après nature ce n’est pas copier l’objectif, c’est réaliser des sensations.»
Or, peindre la sensation, pour Bonnard, signifie transmettre cette sensation au spectateur. Il ne nous donne pas à voir ce à quoi ressemble une femme quand elle fait sa toilette; il nous rappelle ce que nous ressentons en regardant une femme à sa toilette. Sans doute la familiarité qui s’établit si facilement et peut-être si trompeusement entre les tableaux de Bonnard et le spectateur tient-elle à cet appel à la mémoire. Ce dont le peintre était d’ailleurs parfaitement conscient: «L’imagination: ce n’est que l’exploitation de ce qu’on a dans la mémoire, mais dans la mémoire, il y a ce qu’on a senti personnellement et ce qu’on a acquis dans les images répandues par les artistes précédents – faire bien attention.» Nous voilà plus près de Proust que de Picasso. Mais qui osera dire que le premier est moins moderne que le second ?