CASANOVA À GENÈVE

Derrière le libertin et l’aventurier, se révèle un fin connaisseur de l’Europe et un amant plus délicat qu’on ne le pense. Francesco Maria Narice (Gênes, vers 1722-1785)Portrait présumé de Giacomo Casanova à l’âge de trente ou trente-cinq ans, vers 1755-176 Huile sur toile, 152x132cm Pourquoi la ville de Genève a-t-elle choisi de célébrer le trois centième anniversaire de la naissance de Casanova ? Entre la cité protestante, connue pour sa morale austère, et le frivole coureur de jupons, quel rapport pouvait-il y avoir ? Ces deux réputations répondent plus à un cliché qu’à la vérité. Genève au XVIIIe siècle était en plein essor économique et culturel ; toute l’Europe y défilait ; Voltaire s’était installé à Ferney, à proximité de la frontière. Les Lumières avaient mis en déroute les préceptes de Calvin.Quant à Casanova, que de contresens à son endroit, de médisances, de calomnies ! C’est l’homme le plus admiré des imbéciles, et le plus décrié par les gens d’esprit. Les imbéciles, ne voyant en lui qu’un défonceur de vertus, un trousseur de vierges, un séducteur de nonnes, un tombeur de comtesses et de rombières, lui envient cette phénoménale collection de futiles succès. Les gens d’esprit trouvent que c’est un superficiel, un nul, tout juste bon à servir d’enseigne à des cabarets. « Léger comme un éphémère, vide comme une bulle de savon », selon Stefan Zweig d’habitude plus perspicace. Pour Fellini, un automate ridicule, un oiseau sexuel mécanique, un piston à foutre. C’est ignorer, plus ou moins volontairement, que...

Derrière le libertin et l’aventurier, se révèle un fin connaisseur de l’Europe et un amant plus délicat qu’on ne le pense.

Francesco Maria Narice (Gênes, vers 1722-1785)Portrait présumé de Giacomo Casanova à l’âge de trente ou trente-cinq ans, vers 1755-176 Huile sur toile, 152x132cm

Pourquoi la ville de Genève a-t-elle choisi de célébrer le trois centième anniversaire de la naissance de Casanova ? Entre la cité protestante, connue pour sa morale austère, et le frivole coureur de jupons, quel rapport pouvait-il y avoir ? Ces deux réputations répondent plus à un cliché qu’à la vérité. Genève au XVIIIe siècle était en plein essor économique et culturel ; toute l’Europe y défilait ; Voltaire s’était installé à Ferney, à proximité de la frontière. Les Lumières avaient mis en déroute les préceptes de Calvin.
Quant à Casanova, que de contresens à son endroit, de médisances, de calomnies ! C’est l’homme le plus admiré des imbéciles, et le plus décrié par les gens d’esprit. Les imbéciles, ne voyant en lui qu’un défonceur de vertus, un trousseur de vierges, un séducteur de nonnes, un tombeur de comtesses et de rombières, lui envient cette phénoménale collection de futiles succès. Les gens d’esprit trouvent que c’est un superficiel, un nul, tout juste bon à servir d’enseigne à des cabarets. « Léger comme un éphémère, vide comme une bulle de savon », selon Stefan Zweig d’habitude plus perspicace. Pour Fellini, un automate ridicule, un oiseau sexuel mécanique, un piston à foutre. C’est ignorer, plus ou moins volontairement, que l’Histoire de ma vie vaut moins par le récit des aventures féminines – c’est même la partie la plus ennuyeuse à force d’être répétitive – que par le tableau de l’Europe qui s’en dégage, par les mille observations sur les mœurs et les institutions des pays que parcourt l’infatigable voyageur. L’exposition montée par Madame Corinne Borel rend justice à son universelle curiosité. Il s’intéresse à la politique, aux lettres, aux arts, à la musique, à la science, à la gastronomie, correspond avec le prince de Ligne, discute d’égal à égal avec Voltaire. À Paris, il fonde la Loterie nationale. À Vienne, donne un coup de main à Lorenzo Da Ponte pour le livret de Don Giovanni. À Saint-Pétersbourg, propose à Catherine II d’aligner le calendrier russe sur le calendrier grégorien. Il traduit en vers italiens l’Iliade, écrit une histoire de la Pologne, un traité de mathématiques, un gros roman d’anticipation, voyage au centre de la terre qui préfigure les inventions de Jules Verne. Le récit de son séjour en prison et de son évasion des Plombs de Venise n’est pas inférieur au récit de l’Odyssée d’Edmond Dantès s’échappant de la geôle du château d’If pour devenir le comte de Monte-Cristo. On verra dans cette exposition des portraits inédits, des meubles et des vêtements d’époque, des tabatières, des éventails, des flacons de parfum, des pistolets à silex (Casanova s’est battu en duel), et l’on s’amusera de ce qu’on appelait alors une « redingote d’Angleterre », en peau d’intestin de mouton, un de ces précieux accessoires qu’il s’ajustait pour éviter à ses concubines de fâcheuses conséquences.

Giacomo Casanova (Venise, 1725 – Dux, 1798)Dialogue entre Vénus et Cupidon – à Madame la comtesse de Münster, manuscrit autographe en français, sans date, ni lieu, ni signature, encre sur papier; feuillet simple (fol. 1r), 20 x18cm

On le compare souvent à don Juan. Or c’est exactement le contraire. Ce qui intéresse don Juan, garrotté par l’Église, ce n’est pas de prendre plaisir avec une femme, c’est de s’opposer au Père, à la Loi, à Dieu, c’est de braver un pouvoir qui continue à le subjuguer. Casanova jouit positivement de son bonheur, sans avoir besoin de le disputer à des forces qui le lui prohibent. L’un est un héros de la transgression, l’autre un viveur sans surmoi ni sentiment de culpabilité. L’un est un Espagnol, l’autre un Italien. À l’un le viol, à l’autre la galanterie. Mais sexuellement, Casanova est moins univoque qu’on ne le pense : il avoue avoir succombé à Saint-Pétersbourg aux charmes d’un jeune lieutenant russe qui le mettait au défi de coucher avec lui. Un reproche injuste que pourraient lui adresser les féministes, c’est d’avoir abusé des femmes avec insouciance. Goujat ? Macho ? Pas le moins du monde. Il n’y a pas une seule de ses maîtresses qui ne lui ait été reconnaissante. Reconnaissance d’avoir été si gentiment séduite ; reconnaissance d’avoir été dans les bras d’un si bel homme et d’un champion si valeureux ; reconnaissance d’avoir été ensuite non pas « abandonnée » mais quittée, comme on se quitte en amis après avoir passé un bon moment ensemble, sans avoir à supporter les assommantes séquelles du désir, telles que la jalousie, la routine, le mariage. Il arrive à Casanova de rencontrer, dix ans, vingt ans après, une partenaire d’un soir, et ils se revoient avec un mutuel contentement. Il n’a jamais « rompu » avec aucune, parce que l’échange d’un soir n’a engagé aucun des deux à quoi que ce soit de plus durable qu’une ou deux heures d’agrément réciproque. La belle formule qui lui sert à définir l’amour parle largement en sa faveur : « Une amitié sincère et capable de dévouement. » Mais tout cela ne justifierait pas le choix de Genève pour ressusciter sa mémoire, si la plus belle de ses histoires d’amour, la plus touchante, la plus délicate, la plus exemplaire, n’avait pas eu cette ville pour écrin. Un soir, dans une auberge près de Bologne, il croise une beauté en compagnie d’un officier hongrois.

Il propose au couple deux places dans sa voiture et les emmène à Parme, et de là, avec la seule Henriette (qu’il appelle ainsi d’un faux nom par discrétion), gagne Genève. « Cette fille me mit sur-le-champ dans l’esclavage. […] N’ayant aucune précaution à l’esprit, elle ne disait jamais rien d’important que l’accompagnant d’un rire qui, lui donnant le vernis de la frivolité, la rendait à portée de toute la compagnie. Elle donnait par là de l’esprit à ceux qui ne savaient pas d’en avoir, qui en revanche l’aimaient à l’adoration ». Bref, elle n’était pas de celles qui n’offrent « aucune ressource à l’amant après la jouissance matérielle de ses charmes ». Courte et unique nuit au bord du lac Léman, à l’hôtel des Balances qui faisait l’angle de la rue du Rhône et de la place Bel-Air ; aujourd’hui démoli, après avoir été l’établissement préféré de Goethe, de Schopenhauer, de Stendhal. La belle, pendant qu’il dort encore, s’éclipse au petit matin, puis lui fait parvenir une lettre réduite à un seul mot : Adieu. Il découvre qu’elle a gravé sur une vitre de leur chambre, à la pointe d’un diamant : Tu oublieras aussi Henriette. Il ne l’oublia pas. Il ne l’oublia jamais. Douze ans après, le hasard l’amena à passer une nuit dans un château près d’Aix-en-Provence. Dans la société distinguée réunie au château se tenait une femme voilée, sans doute une grande dame (on ne l’a jamais identifiée), pour ne paraître que masquée. Le lendemain, elle était partie, lui laissant un bref mais éloquent message : Henriette. Il ne l’avait pas reconnue. Six ans encore plus tard, il retourne dans ce château dans l’espoir de l’y retrouver ou d’avoir de ses nouvelles. Vain espoir, qui prouve l’intensité du culte qu’il a vouée à cette femme d’une nuit et qu’il ne reverra jamais plus. L’histoire de cet amour choyé si longtemps sans contrepartie concrète, tenu vivant et chaste sur une longueur de tant d’années, n’est-elle pas la version, heureuse et mélancolique, exempte de pathos et de mélodrame, de la passion qui unissait Tristan et Yseut ? Henriette, nom magique pour Casanova, et, pour nous, nom à jamais associé à celui de Genève.

Robert Gardelle (Genève, 1682-1766)Genève, Bel-Air vue de la tour de l’Île, milieu du XVIIIe siècle Gravure sur cuivre, 14,8 x33,9cm (trait carré). Ancien fonds,inv. 21p 08 15

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