CATE BLANCHETT, SUBLIME OISEAU DE MAHLER • Le cinéma d’Artpassions

Écrit pour son interprète principale sans qui il n’aurait jamais vu le jour, le nouvel opus de l’Américain Todd Field, offre le double portrait d’une femme puissante et des hautes sphères de la musique classique. Il s’inscrit déjà comme… un classique. Il y a les films qui se racontent, et ceux qui se vivent. Tár appartient sans conteste à cette se-conde catégorie : le cœur de l’œuvre n’étant pas un récit mais une femme, sinon une actrice, ou les deux à la fois, tant la fusion entre Cate Blanchett et Lydia Tár semble absolue. Dès le premier plan, où elle apparaît en coulisse d’un théâtre new-yorkais à l’occasion de la parution d’un livre qui couronnera sa carrière, et avant d’évoquer son approche de La Cinquième de Mahler qu’elle s’apprête à diriger, la cheffe incarnée par l’actrice australienne impose une présence fascinante, où le génie (palpable) le dispute à l’angoisse (profonde). Est-ce sa blondeur glacée ? Le métal de ses yeux ? Son allure ? Son brio ? Peu importe. Que cette femme existe ou pas, qu’elle soit fictionnelle ou non, on veut connaître tous ses secrets, la suivre vers toutes ses autres coulisses ; passer du temps avec elle. Et le film à ce titre nous récompense, qui ne lâchera pas d’une semelle son égérie durant presque trois heures, au point de donner au spectateur l’impression de passer de l’autre côté du miroir. D’entrer dans la cage du lion. Car avant d’être une star, avant de diriger l’orchestre symphonique de...

Écrit pour son interprète principale sans qui il n’aurait jamais vu le jour, le nouvel opus de l’Américain Todd Field, offre le double portrait d’une femme puissante et des hautes sphères de la musique classique. Il s’inscrit déjà comme… un classique.

Il y a les films qui se racontent, et ceux qui se vivent. Tár appartient sans conteste à cette se-conde catégorie : le cœur de l’œuvre n’étant pas un récit mais une femme, sinon une actrice, ou les deux à la fois, tant la fusion entre Cate Blanchett et Lydia Tár semble absolue. Dès le premier plan, où elle apparaît en coulisse d’un théâtre new-yorkais à l’occasion de la parution d’un livre qui couronnera sa carrière, et avant d’évoquer son approche de La Cinquième de Mahler qu’elle s’apprête à diriger, la cheffe incarnée par l’actrice australienne impose une présence fascinante, où le génie (palpable) le dispute à l’angoisse (profonde).


Est-ce sa blondeur glacée ? Le métal de ses yeux ? Son allure ? Son brio ? Peu importe. Que cette femme existe ou pas, qu’elle soit fictionnelle ou non, on veut connaître tous ses secrets, la suivre vers toutes ses autres coulisses ; passer du temps avec elle. Et le film à ce titre nous récompense, qui ne lâchera pas d’une semelle son égérie durant presque trois heures, au point de donner au spectateur l’impression de passer de l’autre côté du miroir. D’entrer dans la cage du lion. Car avant d’être une star, avant de diriger l’orchestre symphonique de Berlin – faisant figure d’exception dans un milieu archaïquement mas-culin – Lydia Tár s’avère d’abord un humain aux prises avec une violente crise existentielle. Blanchett explique :

« Ce film n’est pas une œuvre sur la direction d’orchestre, qui demeure une activité cruciale pour mon personnage, mais le véritable défi, comme actrice, fut de pénétrer dans la psyché d’une femme en rupture avec elle-même, qui possède un sens critique démesuré, et souscrit inconsciemment à l’idée que si on est parfait… on est hors d’atteinte. »


Le vrai sujet du film se dévoile alors : une fois le portrait consolidé par d’immenses décors vides et une caméra aussi froide que naturaliste, au-delà de la réflexion sur le mystère de la musique, s’esquisse un lancinant jeu de massacre opposant l’artiste à son temps, et le scénario à son héroïne. Quand Lydia se

fâche contre un de ses élèves trop wokisé, qui refuse de jouer Bach en raison de son statut de mâle blanc misogyne, on a envie d’applaudir : « Si tu estimes – lance en effet la charismatique enseignante –, que le talent de Bach peut être réduit à son sexe, à son pays de naissance, à sa religion ou à sa sexualité, ac-ceptes-tu, lorsque tu dirigeras un orchestre, que ton talent soit balayé par ces mêmes critères ? Voudras-tu être jugé sur ta musique, ou sur autre chose ? » Mais quand cette même Lydia maltraite son assistante (l’excellente Noémie Merlant, figure de proue du cinéma indépendant français), quand elle humilie les membres de la formation qu’elle dirige, ou manque de respect à sa compagne, on ne sait plus de quel côté pencher. Un bon portrait se doit d’être ambigu : celui de Todd Field multiplie les fausses pistes, poussant Lydia à se contredire lorsqu’elle fonde son approche de Mahler sur le mariage du compositeur avec son épouse Alma. N’a-t-elle pas affirmé, plus tôt, que la vie privée des artistes ne devait en aucun cas modifier la perception de leur art ?


Tár devient passionnant, en l’espèce, à mesure que la problématique se détourne de Mahler et de Bach pour se concentrer sur sa protagoniste, dont l’intran-sigeance précipite la carrière dans le désastre. La mu-sique, qui était tout pour elle, se mue peu à peu en bruit, et le bruit en cauchemar. Il y a du Shining dans cette montée des eaux qui superpose folie et solitude – et rappelle que ni l’amour ni la musique ne sont possibles sans tendresse. En pleine chute, Lydia re-voit avec émotion des vidéos de son idole d’enfance : Leonard Bernstein, dont la tendresse déborde préci-sément de chaque note. Pourtant, quand elle voit sa fille remettre une baguette à chacune de ses peluches, Lydia ne peut retenir cette semonce : « Un orchestre, ce n’est pas une démocratie. » On devine soudain sa faute originelle : d’avoir misé sur sa force plutôt que sur sa fragilité, d’avoir cru que la lumière effacerait l’ombre. Or l’ombre reste. C’est toujours la même histoire. Mais quand Cate Blanchett la joue, on jure-rait ne l’avoir jamais vue.

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