CÉZANNE AU JAS DE BOUFFAN

Les Quatre Saisons :
Le Printemps, vers 1860. Peinture
à l’huile sur mur en plâtre, déposée
et montée sur toile, 315 x 98 cm
Les Quatre Saisons : Le Printemps, vers 1860. Peinture à l’huile sur mur en plâtre, déposée et montée sur toile, 315 x 98 cm
Aujourd’hui entouré d’autoroutes et de bas immeubles sans âme, le Jas de Bouffan du temps des Cézanne, domaine de quinze hectares à la campagne, avec son parc, sa ferme, sa serre, son verger et ses vignes, est difficile à imaginer. Reste la maison de maître, solide bastide construite sur trois niveaux, l’allée de marronniers et le bassin. Quand Louis-Auguste Cézanne, le père de Paul, banquier à Aix-en-Provence, fait l’acquisition du Jas de Bouffan en 1859, le peintre de vingt ans, autorisé à prendre possession du salon du rez-de-chaussée de la bastide, y voit l’opportunité de le transformer en un vaste atelier mais aussi de disposer, entre les fenêtres, la cheminée et les portes, de grands murs blancs à décorer. Avoir la liberté de peindre comme il l’entendait, sur des murs de plus de trois mètres de hauteur, est une aubaine pour le jeune artiste. L’Automne, vers 1860. Peinture àl’huile sur mur en plâtre, déposéeet montée sur toile, 314 x 105 cm L’Été, vers 1860. Peinture à l’huilesur mur en plâtre, déposée etmontée sur toile, 314 x 109,5 cm Les Quatre Saisons :Le Printemps, vers 1860. Peintureà l’huile sur mur en plâtre, déposéeet montée sur toile, 315 x 98 cm L’Hiver, vers 1860. Peinture àl’huile sur mur en plâtre, déposéeet montée sur toile, 314 x 104 cm Cézanne se voue alors à sa vocation en se lançant dans des sujets traditionnels qui renvoient aux grands décors des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Vers 1860-1861, il peint quatre figures élancées, Les Quatre...

Aujourd’hui entouré d’autoroutes et de bas immeubles sans âme, le Jas de Bouffan du temps des Cézanne, domaine de quinze hectares à la campagne, avec son parc, sa ferme, sa serre, son verger et ses vignes, est difficile à imaginer. Reste la maison de maître, solide bastide construite sur trois niveaux, l’allée de marronniers et le bassin.

Quand Louis-Auguste Cézanne, le père de Paul, banquier à Aix-en-Provence, fait l’acquisition du Jas de Bouffan en 1859, le peintre de vingt ans, autorisé à prendre possession du salon du rez-de-chaussée de la bastide, y voit l’opportunité de le transformer en un vaste atelier mais aussi de disposer, entre les fenêtres, la cheminée et les portes, de grands murs blancs à décorer. Avoir la liberté de peindre comme il l’entendait, sur des murs de plus de trois mètres de hauteur, est une aubaine pour le jeune artiste.

Cézanne se voue alors à sa vocation en se lançant dans des sujets traditionnels qui renvoient aux grands décors des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Vers 1860-1861, il peint quatre figures élancées, Les Quatre Saisons (Paris, Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris), inspirées d’œuvres néoclassiques du musée Granet à Aix-en-Provence, notamment Ossian chantant ses vers (1800) de Paul Duqueylar et Jupiter et Thétis (1811) de JeanAuguste-Dominique Ingres. Avec humour, il signe «Ingres» et inscrit la date «1811», celle justement du Jupiter et Thétis. Quelques années plus tard, Cézanne réalise deux grands paysages pastoraux de part et d’autre de la niche contenant Les Quatre Saisons. Il introduit dans l’un des deux paysages un nu masculin (Baigneur au rocher, Norfolk, Virginia, Chrysler Museum of Art), première apparition d’un thème qu’il développera tout au long de sa carrière. Vers 1868-1869, Cézanne entreprend dans le même espace de s’essayer à la peinture religieuse et peint un Christ aux Limbes (Paris, musée d’Orsay), copie d’un tableau de Sebastiano del Piombo (1516, Madrid, Museo del Prado) et La Madeleine (Paris, musée d’Orsay). Dans ces œuvres, les couleurs, restreintes, sont appliquées en touches larges. De vigoureux empâtements interceptent la lumière et font vibrer la couche picturale, révélant la volonté de l’artiste d’élaborer un style dramatique personnel.

Ce grand salon au Jas de Bouffan est certainement l’atelier où Cézanne, au cours des années dix-huit cent soixante, peint les portraits de membres de sa famille, comme Dominique Aubert, son oncle maternel, qui, à la fin de l’été 1866, se prête à un jeu de mascarade, posant tour à tour en avocat, en moine, coiffé d’un turban ou d’un bonnet. Le peintre fait l’usage du couteau à palette – technique empruntée à Courbet – afin de maçonner ses compositions en lourds aplats. Il peint également au Jas de Bouffan un grand portrait de son père, Louis-Auguste, plongé dans la lecture de L’Évènement (1866, Washington, National Gallery of Art), un journal dans lequel Émile Zola avait publié cette année-là, une série d’articles élogieux consacrés à l’art de Gustave Courbet, Édouard Manet et Claude Monet. Dans le portrait de celui contre l’avis duquel il est parti à Paris pour embrasser une carrière d’artiste, Cézanne intègre une petite nature morte qu’il venait de réaliser, clin d’œil, sans doute, à l’intérêt non avoué de Louis-Auguste à la fois pour son travail et pour la nouvelle peinture. Cette œuvre, comme toutes celles exécutées au cours de ces quelques mois à Aix, marque une étape décisive dans la carrière de Cézanne qui s’affirme désormais en tant qu’artiste peintre.

Louis-Auguste Cézanne, père de l’artiste, lisant « L’Évènement », 1866, huile sur toile, 198,5 x 119,3 cm
National Gallery of Art, Washington, D.C., collection de M. et Mme Paul Mellon
Courtesy National Gallery of Art, Washington

La Provence de Cézanne se cache, à ses débuts, derrière les murs du Jas de Bouffan, avec sa bâtisse principale, ses bâtiments de la ferme et son parc, orné de grands arbres et de bosquets. Le peintre s’aventure rarement à ses débuts en dehors du domaine qu’il peint comme un sujet à part entière. Il est attentif à cet espace mesuré et circonscrit et ce n’est qu’exceptionnellement que son regard s’échappe de ce territoire fermé et se porte vers une montagne Sainte-Victoire, lointaine. La matière de ses paysages se fait, tout comme celle de ses portraits et ses peintures religieuses, lourdement chargée. La lumière n’en est pas pour autant absente, l’artiste jouant de forts contrastes d’ombre et de soleil, fulgurance de clarté dans l’épaisseur de la touche. Comme s’il prenait de l’assurance, Cézanne part planter son chevalet au fond du parc, notamment pour y peindre La Tranchée avec la montagne Sainte-Victoire (vers 1870, Munich, Neue Pinakothek). L’artiste s’affirme en s’appropriant un motif inattendu: au-delà du mur s’ouvre une tranchée dans la terre blessée, comme une plaie. À l’arrière-plan, à droite, la montagne Sainte-Victoire émerge, puissante et solitaire, en contrepoint. Le peintre conserve ici la violence empâtée de ses œuvres précédentes et, en même temps, fait jaillir la force de la couleur. Se sentant peut-être alors à l’étroit au Jas de Bouffan, un pays en miniature dans son œil de peintre, avec son allée de marronniers traitée comme une forêt, la ferme et les dépendances vues comme un village et son bassin abordé comme un plan d’eau, Cézanne finit par quitter la propriété. Il part voir la mer à l’Estaque et la montagne vers la Sainte-Victoire. Le départ n’est toutefois pas définitif; il revient y peindre irrégulièrement et différemment. Dans les tableaux du Jas de Bouffan de la fin des années dix-huit cent soixante-dix, l’artiste joue de l’opposition entre la rigueur géométrique de la solide bâtisse et le chaos de la végétation touffue qui la cache en partie. Plutôt que de peindre l’allée des marronniers dans son ensemble, il s’intéresse aux détails des branches s’entremêlant et cherche à révéler la monumentalité de l’espace qui apparaît entre chaque ramure. Quand il revient peindre le bassin, Cézanne s’essaie au travail impressionniste du miroitement qui divise les taches de couleurs. Sa touche se fait plus souple, plus légère, poursuivant dans un lieu qu’il connaît si bien les recherches menées quelques temps plus tôt à l’Estaque et à Gardanne.

Les Joueurs de cartes, 1893-1896
Huile sur toile, 47 x 56,5 cm
Musée d’Orsay, Paris
Legs Isaac de Camondo, 1911
© Grand Palais RMN (musée d’Orsay) /
Hervé Lewandowski

Au cours des années dix-huit cent quatre-vingt-dix, c’est aux ouvriers de la ferme et aux jardiniers du domaine que le peintre s’intéresse, les prenant pour modèles individuellement ou les réunissant en groupes pour la série des Joueurs de cartes, dont il peint cinq versions. Cézanne ne cherche pas à témoigner d’un métier comme Jean-François

Millet ou Honoré Daumier et s’interdit tout récit ou toute anecdote contrairement au Caravage ou à Georges de La Tour. Il transcrit l’intensité d’un moment fixé dans le temps, qui, du fait de sa simplicité et de la concentration silencieuse des personnages, se dote d’une gravité exceptionnelle. Quand il séjourne au Jas de Bouffan, le peintre s’adonne aussi à la nature morte. Les compositions dans lesquelles il accorde de l’importance à l’arrière-plan offrent des informations permettant de les localiser : on y retrouve la plinthe d’une pièce ou le paravent d’une autre. Certains des objets avec lesquels il instaure un nouveau jeu de constructions formelles appartiennent au vaisselier de la bastide : un vase vernissé ou paillé, une bouteille de gingembre. Enfin, il peint au domaine ses premiers baigneurs avec comme objectif de parvenir à la pleine fusion de la figure humaine et du paysage. À la mort de Madame Cézanne, le 27 octobre 1897, sa fille Rose, la sœur de l’artiste, entend récupérer sa part, poussée par son mari avocat. Le domaine est vendu en 1899. Cézanne quitte le Jas de Bouffan, ce laboratoire où il s’était affirmé en tant qu’artiste, où il avait approfondi les leçons reçues et avait médité les expériences faites ailleurs, pour ne jamais y revenir. En 1901, il acquiert, à trois kilomètres du Jas de Bouffan, sur la colline des Lauves, un cabanon et un terrain avec une vue embrassant la Sainte-Victoire, dont il fera, jusqu’à son dernier souffle, son nouvel atelier du Midi.

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