CHAÏM SOUTINE • LE PEINTRE ÉCORCHÉ

Le Bœuf écorché vers 1925 Huile sur toile 725x499cm Kunstmuseum de Berne legs Georges F Keller 1981 © Photo Kunstmuseum Bern
Le Bœuf écorché vers 1925 Huile sur toile 725x499cm Kunstmuseum de Berne legs Georges F Keller 1981 © Photo Kunstmuseum Bern
LE PEINTRE ÉCORCHÉ Chez Soutine, la déformation du monde est l’expression d’une souffrance inguérissable. Chaïm Soutine (1893-1943) est né près de Minsk, dans l’actuelle Biélorussie, dixième et avant-dernier enfant d’une famille juive qui vivait dans la pauvreté, la rudesse et l’angoisse des progroms. Bien des artistes eurent une vocation contrariée, mais peu souffrirent le martyre dès l’enfance, pour cause de peinture. Or le père et les frères aînés de Chaïm le rossaient régulièrement parce qu’il avait l’audace de peindre. La représentation picturale d’un être humain était un blasphème aux yeux des Juifs de stricte observance. Et puis son activité artistique fournissait un prétexte pour faire du gosse un souffre-douleur. Un jour, il peignit un vieux rabbin. En représailles de ce crime, le fils de ce rabbin, boucher de son état, le battit avec une telle violence que pendant une semaine il fut incapable de marcher. Qu’il ait persévéré dans de telles conditions montre assez que la peinture, à ses yeux, était affaire de vie et de mort. Son destin d’enfant maltraité fait un peu penser à celui du Julien Sorel de Stendhal. Mais si celui-ci ne songea qu’à prendre sa revanche sur le monde, Chaïm Soutine n’eut jamais d’autre ambition que de suivre sa vocation. Sa vie durant, il exprimera sa souffrance mais sans songer à la venger. Ce n’est pas pour rien que le critique WaldemarGeorge le qualifiera de «saint de la peinture». En 1909, il entre à l’école des Beaux-Arts de Vilnius, mais il ne rêve que de...

Chez Soutine, la déformation du monde est l’expression d’une souffrance inguérissable.

Chaïm Soutine (1893-1943) est né près de Minsk, dans l’actuelle Biélorussie, dixième et avant-dernier enfant d’une famille juive qui vivait dans la pauvreté, la rudesse et l’angoisse des progroms. Bien des artistes eurent une vocation contrariée, mais peu souffrirent le martyre dès l’enfance, pour cause de peinture. Or le père et les frères aînés de Chaïm le rossaient régulièrement parce qu’il avait l’audace de peindre. La représentation picturale d’un être humain était un blasphème aux yeux des Juifs de stricte observance. Et puis son activité artistique fournissait un prétexte pour faire du gosse un souffre-douleur.

Un jour, il peignit un vieux rabbin. En représailles de ce crime, le fils de ce rabbin, boucher de son état, le battit avec une telle violence que pendant une semaine il fut incapable de marcher. Qu’il ait persévéré dans de telles conditions montre assez que la peinture, à ses yeux, était affaire de vie et de mort. Son destin d’enfant maltraité fait un peu penser à celui du Julien Sorel de Stendhal. Mais si celui-ci ne songea qu’à prendre sa revanche sur le monde, Chaïm Soutine n’eut jamais d’autre ambition que de suivre sa vocation. Sa vie durant, il exprimera sa souffrance mais sans songer à la venger. Ce n’est pas pour rien que le critique WaldemarGeorge le qualifiera de «saint de la peinture».

En 1909, il entre à l’école des Beaux-Arts de Vilnius, mais il ne rêve que de gagner Paris, ce qu’il parvient à faire en 1912, année de ses dixneuf ans. Vivant dans des conditions misérables à Montparnasse, il découvrira, au Louvre, Raphaël, Ingres ou Chardin, mais surtout Rembrandt, dont il dira : «C’est si beau que j’en deviens fou.» La nuit, il lui arrive de travailler comme débardeur à la gare de son quartier. Il est d’une sauvagerie extrême, et n’a guère d’aventures féminines. Un seul véritable ami parmi les peintres: Modigliani, qui va faire son portrait plusieurs fois, et qui le montre infiniment triste, profondément rêveur et radicalement désespéré.

Il faudra des années de misère et d’efforts solitaires avant que Chaïm soit repéré par des collectionneurs, et finisse par accéder à une certaine notoriété. Mais cela ne le changera pas. Il restera farouchement seul, et continuera de peindre dans le secret (il avait horreur d’être regardé lorsqu’il travaillait), déchirant et détruisant d’innombrables toiles. Il ne s’aime pas. Dans ses rares autoportraits, il s’observe avec dureté.

Son admiration éperdue pour Rembrandt va le pousser à peindre un Bœuf écorché qui soutient la comparaison avec son illustre prédécesseur. Le tableau de Rembrandt a lui-même été l’objet de nombreuses interprétations, la plus courante étant le memento mori: le bœuf suspendu à une poutre comme un Christ crucifié signifie la souffrance et la mort. Comme la bête est écorchée, on voit ses entrailles; on a dès lors l’impression que la peinture ne représente pas la chair, mais s’y substitue, dans un étrange et repoussant chaos. Un momento mori, sans doute, mais derrière lequel il est difficile d’imaginer l’espoir d’une autre vie. On ne s’étonnera pas de voir que le Bœuf écorché de Soutine accentue encore, s’il est possible, en la montrant plus déchiquetée, plus écartelée, plus sanguinolente, la puissance fascinante de cette chair morte, de cette mort incarnée.

Plus récemment, Francis Bacon, dans Figure avec viande, a peint, comme pour un triptyque, deux moitiés de bœuf écorché derrière un pape imité de Velásquez. S’agissant du bœuf, l’allusion à Rembrandt est claire. Mais l’œuvre est chargée d’intentions complexes, ce qui n’est pas du tout le cas de Soutine. Chez lui, la bête écartelée envahit tout, c’est une pure horreur sanguinolente, et l’on pourrait presque y voir une gorge humaine déployée sur un cri d’agonie.

Cette présence écrasante d’une masse ensanglantée, convulsée par une torture qui semble perdurer malgré la mort, n’empêche pas Elie Faure, l’historien de l’art qui va devenir son ami et protecteur, d’affirmer que Soutine est «un des rares peintres “religieux” qu’ait connu le monde». Et l’auteur de l’Esprit des formes d’invoquer paradoxalement, à l’appui de cette affirmation, non seulement le Bœuf écorché, mais tous les autres animaux morts que Soutine a peints – et ils sont nombreux: des poulets, des lièvres, des perdrix, des dindons, une raie singulièrement répugnante. Pourquoi «religieux», alors que son œuvre représente si obstinément des natures vraiment mortes, des natures en décomposition, des bêtes faisandées, disloquées, humiliées? C’est que le critique voit à l’œuvre chez Soutine «une flamme inouïe qui tord les profondeurs de la matière», un «lyrisme de la matière» qui est «expression surnaturelle de la vie visible».

Plus la chair est morte, plus l’esprit et l’âme sont vivants. On peut trouver quelque peu forcé ce paradoxe, ou ce retournement. Mais il contient une part de vérité. Fasciné par le pourrissement des êtres, Soutine n’en est pas matérialiste pour autant. Si, laissant les animaux crevés, nous regardons ses paysages, nous les voyons soulevés par on ne sait quelle houle, dévorés d’une flamme intérieure. Ils ne permettent pas de le classer parmi les expressionnistes, dont les distorsions sont porteuses d’un message: dénonciation, dérision, révolte. Ils ne sont pas le lieu d’une reconstruction, comme chez les cubistes, qui imposent au monde un ordre nouveau, rationnel. Mais ils n’ont rien non plus d’un chaos tranquille, objectif. Leurs déformations sont des supplications, ils sont puissamment animés. Ses Maisons ne sont-elles pas des fantômes aux yeux humains?

Et ses portraits? Le premier effroi passé, si nous les regardons posément, comme on regarderait des portraits de Renoir, on admire la façon dont le peintre a saisi la personnalité de ses sujets. Mais le premier effroi peut-il passer? Car dans presque tous ces tableaux, les humains vivants ressemblent irrésistiblement aux animaux morts: la posture du Groom en fait un être écartelé; le buste de la Vieille actrice semble ouvert sur des entrailles verdâtres; le cou de la Vieille fille est celui d’un poulet décharné, et tous ces corps, ces épaules et ces bras ne ressemblent que trop aux membres misérables du Bœuf écorché. Rares sont les portraits qui échappent à la prise grimaçante de la mort. Chez Soutine, que sa détresse d’enfant n’a jamais quitté, le monde tout entier est tordu de souffrance. Il n’en est que plus humain.

Le Groom 1925 Huile sur toile 98x805cm Centre Pompidou Paris Musée national dart moderne Centre de création industrielle
Le Groom 1925 Huile sur toile 98x805cm Centre Pompidou Paris Musée national dart moderne Centre de création industrielle
La Vieille actrice vers 1922 Huile sur toile 921x651cm Collection privée © Photo Paul Hester courtesy of McClain Gallery Houston
La Vieille actrice vers 1922 Huile sur toile 921x651cm Collection privée © Photo Paul Hester courtesy of McClain Gallery Houston
Les Maisons 19201921 Huile sur toile 58x92cm Musée de lOrangerie Paris Collection Jean Walter et Paul Guillaume
Les Maisons 19201921 Huile sur toile 58x92cm Musée de lOrangerie Paris Collection Jean Walter et Paul Guillaume

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