La collection du cardinal Borghese, mécène et filou, homme de goût et de rapines, montre comment l’amour des arts peut mettre au défi la morale.
Neveu du pape Paul V, Scipione Borghese, fait cardinal à vingt huit ans, était aussi fou de ta bleaux et de statues que peu scrupuleux pour assouvir ses convoitises. Il recourait aux grands moyens : la violence (il fit jeter en pri son Dominiquin pour lui extorquer La Chasse de Diane) ; le vol (il envoya des sbires enlever nui tamment d’une église de Pérouse la Déposition de Raphaël que les prêtres refusaient de lui vendre, et dont il se fit adjuger la propriété légale par son oncle, au moyen d’un motu proprio pontifical dé clarant que Son Éminence avait besoin, chaque matin, en se réveillant, de s’entraîner à la prière, à l’humilité et à la macération par le spectacle de la mise au tombeau du Seigneur) ; le chantage (il ne promit à Caravage, poursuivi pour assassinat, de lui obtenir la grâce de l’oncle pape qu’en échange de deux tableaux que le peintre devait lui remettre gratis, et qu’il lui apportait de Naples en felouque quand son assassin le surprit sur une plage en Toscane, non loin de Rome).
Le Garçon à la corbeille de fruits de Caravage est le clou de l’exposition Jacquemart André. Les bien pensants se donnent beaucoup de mal pour atti rer notre attention sur l’abondance des grappes de raisin dans la corbeille, signe de résurrection et de vie éternelle. L’air d’abandon avec lequel le jeune garçon semble s’offrir ? Qu’à cela ne tienne ! Ils en tirent la preuve qu’il est une allégorie du Christ, du Christ rédempteur qui « s’offre » pour le salut du monde. Caravage était un virtuose du double langage : ce garçon pouvait être un double du Christ, il était d’abord, avec son regard alangui, ses paupières lourdes, sa bouche sensuellement en trouverte, une image parlante du plaisir. En fait, c’était le portrait de son amant, Mario Minniti.
Les pièces maîtresses de la Villa Borghese n’ont pas fait le voyage de Paris, sans doute parce que trop précieuses ou de trop grandes dimensions. Ainsi on ne verra ni cette Déposition de Raphaël, ni L’Amour sacré et l’Amour profane de Titien, ni Le Fils prodigue de Guerchin, ni le Saint Jean Baptiste de Bronzino, ni la Danaé de Corrège, ni les cinq autres Caravage du cardinal, dont l’extraordinaire David et Goliath, où l’on reconnaît dans la tête coupée du géant un autoportrait du peintre, qui a anticipé sa propre mort, donnée par la main d’un beau jeune homme. Mais tant mieux, en quelque sorte, que ces tableaux soient absents de l’exposition parisienne : la vue n’étant plus offusquée par ces chefs d’œuvre abso lus, on aura l’occasion de découvrir des peintres traités souvent, et à tort, de mineurs.
Lequel choisir, parmi cette quarantaine de tableaux ? Du Bolonais Guido Reni, jugé souvent gracieux et mollement académique, le puissant Moïse brisant les tables de la loi dément la réputation de mièvrerie. Cette œuvre de la vieillesse du peintre se ressent de l’influence de Caravage, comme en témoignent le dramatisme de l’éclairage, le jeu d’ombres et de lu mières, l’éclat de la cape rouge sur fond de ténèbres. De Lorenzo Lotto, on admirera La Vierge à l’Enfant entre saint Ignace d’Antioche et saint Onuphre, vieillard nu à la longue barbe inculte qui semble être descendu d’un retable de Dürer et détonne dans l’atmosphère élégante et limpide imprégnée de lumière vénitienne. La Cène est un sujet si souvent traité, qu’on est surpris par la façon dont Jacopo Bassano, originaire de Bassano del Grappa, s’y est pris pour animer une assemblée représentée d’ha bitude comme une rangée d’apôtres immobiles, fi gés dans une solennité inquiète. Ici, l’intrusion de la tragédie imminente est rendue sensible par l’agi tation désordonnée des figures, la tête d’un agneau exposée sur un plat, deux couteaux dont l’un est en équilibre au bord de la table, la carafe de vin et le verre de vin, les deux pains posés sur la nappe, sym boles de l’ultime sacrifice. La tête de saint Jean som nolant sur sa main, alangui, comme étranger à la scène, est particulièrement belle, en contraste avec le Christ en position rigidement axiale, dont le re gard fixe le spectateur avec une intensité qui oblige celui ci à ne pas détourner les yeux du drame sacré qui se prépare.
Francesco Mazzola, de Parme, dit Parmigianino par les Italiens, enfant de Parme, et non Parmigiano, que le catalogue français s’obstine à appeler Parmesan, comme si ce génie portait un nom de fromage, est un des plus mystérieux des peintres italiens. Il éga ra son esprit dans des travaux d’alchimie, abandon na des commandes en cours et mourut à demi fou à trente sept ans. Son Portrait d’un inconnu semble être à première vue de facture réaliste, mais la légère torsion du buste, le regard fixe, l’éclat sombre des yeux ne sont ils pas d’un homme torturé par une pensée secrète ? Le Samson enchaîné du Bolonais Annibal Carrache illustre au contraire la puissance mentale autant que physique du héros biblique cherchant à se libérer des liens qui l’attachent dans la grotte où les Philistins l’ont enfermé. Il prendra sa revanche sur eux en en tuant un millier grâce à la mâchoire d’âne peinte à gauche à ses pieds.
Ces différents tableaux suffiraient à prouver l’éclec tisme du cardinal. Renaissance, maniérisme, ba roque, tout l’attirait. Il possédait aussi une riche collection de marbres, de statues et de bas reliefs romains antiques, et ses Titien, ses Raphaël, ses Véronèse, son Corrège, son Bronzino, son beau por trait d’homme d’Antonello de Messine (envoyé à Paris) attesteraient sa prédilection pour la peinture classique et les peintres et les œuvres déjà célèbres, si l’on oubliait qu’au lieu d’être obnubilé par les chefs d’œuvre du passé il devina et protégea les nouveaux astres. Il fut un des premiers défenseurs de Caravage, auteur alors d’avant garde, haï des prudes, combat tu par les ecclésiastiques, qui refusèrent plusieurs de ses œuvres, non conformes, disaient ils, aux dogmes canoniques. C’est ainsi que Scipione put acqué rir à bas prix la Madone des palefreniers refusée par la confraternité qui l’avait commandée au peintre, sous prétexte que Le Christ paraissait trop âgé pour être représenté tout nu, le sexe bien dessiné.
De telles incongruités ne gênaient pas le cardi nal, qui était un esprit résolument moderne, fai sant fi des interdits de l’Église et des bigoteries pu dibondes. Une autre de ses découvertes majeures ne fut autre que Bernini, dont il se fit l’ardent propa gateur. Bernini n’a pu figurer dans l’exposition que par quelques œuvres transportables, le buste du pape Paul V, modèle de jouisseur épanoui dans la satisfaction de ses cupidités, ou de rares tableaux, un autoportrait plein de flamme où il ressemble à D’Artagnan, avec ses moustaches rebiquées et son œil provocateur, ou le portrait d’un jeune garçon au visage bouffi et aux lèvres boudeuses. Il était impos sible, hélas, de transporter les œuvres qui ont révo lutionné la sculpture, les quatre statues ou groupes d’Énée et Anchise, du Rapt de Proserpine, d’Apollon et Daphné et de David lançant la fronde. Quand on pense qu’ils ont été exécutés sur commande du cardinal, entre 1619 et 1623, lorsque l’auteur, né en 1598, avait entre vingt et un et vingt cinq ans, on mesure à la fois le génie de Bernini et celui de Scipione, prophète inspiré. Pour la première fois, la position frontale des statues était rompue, au pro fit d’une vision mouvementée, tordue, déjantée du corps humain. Bernini, à seulement vingt cinq ans, avait fixé les grands traits de la grammaire baroque, et, quant au cardinal, il ne s’était pas trompé sur cette précocité unique dans l’histoire des arts.
Tel fut cet homme extraordinaire, un de ces grands seigneurs qui ont fait de Rome le plus beau musée du monde.