« Où est Alexandrie » ? Au nord-ouest du Caire, naturellement, entre la Méditerranée et le lac Mariout, à l’une des extrémités de cette immense fleur de papyrus, de ce titanesque éventail – dont la traversée en train fascine – formé par le delta du Nil, précisément entre les villes d’Aboukir et d’Abousir. Soit. Mais s’il est un lieu où ni le présent ni la géographie apparente ne suffisent, et où ni les réponses ni les questions ne sauraient être simples, c’est bien Alexandrie, la ville des joutes et des spéculations grandioses de toutes sortes (qu’on se rappelle les calculs d’Ératosthène, les audaces d’Arius et les mises au point de saint Athanase, ou les concours poétiques imaginés par Théocrite) ; Alexandrie, ville où l’on cherche depuis des siècles – continuons de croiser les doigts – le tombeau de son fondateur éponyme, Alexandre le Grand. « Où est Alexandrie, ville du Phare, merveille du monde, égale autrefois de Jérusalem, de Rome et de Constantinople » ? On croyait bien faire, on m’avait prévenu, à Paris et même au Caire : il n’y a plus grand chose, tu sais, ne prévois pas d’y rester trop longtemps… Il faudra pourtant que j’y retourne ! L’Alexandrie séculaire est là pour qui veut la sentir. Cette tâche délicieuse est évidemment facilitée par et dans les musées (n’est-ce pas leur mission première, être accélérateurs de retrouvailles et accès privilégié aux mines du temps ?). Il faudra que je revisite le musée national d’Alexandrie – petit mais délicieux –, saluer à nouveau, par exemple, cette statue de granite noir érodée, adoucie par la mer d’où elle fut sortie, ce prêtre d’Isis portant un vase canope à tête d’Osiris, les mains recouvertes de la draperie qui l’habille, le regard planté, lancé dans un horizon inaccessible. Il faudra que je retourne aussi, longuement, au musée gréco-romain qui vient de rouvrir, lumineux, dans la cour duquel se dresse à présent une reine ptolémaïque figurée en Isis, rescapée du Phare, ré-as-semblée, complétée, colossale, que plus de mille ans de courants marins ont rendue plus magné tique encore – ses yeux sont deux petits abîmes – que ce prêtre du musée national, son prêtre, qui attend à quelques rues de là.
Ceux qui m’avaient conseillé n’avaient sans doute plus en tête ces deux lieux, pas plus que les sites archéologiques fascinants disséminés dans la ville : les nécropoles aux décors bilingues (songez à l’Anubis habillé en soldat romain des catacombes de Kom El Shoqafa), le petit théâtre et les vingt-deux salles de cours contigües – un unicum archéologique –, dégagés près de la gare, le large site du Sérapéum, agencé comme un Giorgio De Chirico, avec sa colonne, ses deux sphinx et ses galeries souterraines qui finissent en cul de sac… Il faut bien reconnaitre, toutefois, que nous goûtons là quelques échantillons, certes superbes, mais que l’esprit doit compléter passionnément. Nous n’avons ici qu’une pièce d’un puzzle de dix mille – et plus – pièces. Mais ne serait-ce pas là l’ultime plaisir de l’amateur de sites archéologiques ? Et ne faudrait-il pas classer ces derniers selon leur difficulté, comme on classe, du vert au noir, les pistes de ski ? Où est donc Alexandrie ? Dans cette terre, assurément, dans la vie de ces artères et places qu’on dirait invincible, et dans cet air du large que je prise, au dernier étage d’un immeuble Belle Époque, en face de ce bassin où s’élevaient jadis non seulement le Phare mais aussi le Palais. Ce port à l’entrée difficile, cette corniche à la courbe enchanteresse me font songer à une coupe aux proportions monumentales, d’un bleu franc, orné de barques sur ses pourtours et traversée en fin de journée d’un peu de rose ; et je repense à Cléopâtre voulant offrir ici, à Antoine, le plus riche des repas : elle plonge pour ce faire une énorme perle dans un récipient de vinaigre, la perle se dissout, et elle la boit. Qui oublierait cette perle de la dernière reine d’Égypte ? Qui ne reconnaîtrait qu’elle n’est pas moins présente ainsi ? Alexandrie toute entière semble un joyau royal, réjouissant, paradoxal, et, pour ainsi dire, diffus.