CHRONIQUES ÉGYPTIENNES IV/IV

BENOIT-DAUVERGNE
L’un des principaux hérauts artistiques de l’Égypte, la Pierre de Rosette, qui parle autant aux imagina-tions du monde que le Sphinx (muet ?) de Gizeh, qui comme lui invite sur cette terre des foules de fi-dèles, est une production trilingue, une triple tra-duction, hiéroglyphes, démotique, grec. C’est bien connu, archi-connu, et j’y songe dans ce petit mu-sée qui était jadis un grand appartement, celui de Constantin Cavafy à Alexandrie – Rosette n’est d’ail-leurs pas très loin –, dans ce couloir où sont expo-sées – les premières de couverture vues de face – des éditions « internationales » du grand poète du XXe siècle. Comme Cléopâtre, Cavafy est d’abord grec, et heureux ceux qui peuvent le lire dans sa langue, à la source, mais heureux ceux qui le lisent tout court ; heureux ceux qui relisent, et heureux aussi – me semble-t-il – ceux qui peuvent non seulement as-socier différentes œuvres, mais aussi différentes tra-ductions d’une même œuvre, à différentes époques de leur vie. Je revois dans ce couloir tout juste re-fait, dont les suspensions rondes ont quelque chose de viennois, le Cavafy de mes vingt ans : celui tra-duit par Marguerite Yourcenar, et puis, juste en des-sous, le Cavafy de mes trente ans : celui traduit par Dominique Grandmont. En haut des murs grèges, en noir sur fond blanc (c’est déjà le blanc du pla-fond), courent ces mots de W. H. Auden :What, then, it is in Cavafy’s poems that survives trans-lation and excites ? Something I can only call,...

L’un des principaux hérauts artistiques de l’Égypte, la Pierre de Rosette, qui parle autant aux imagina-tions du monde que le Sphinx (muet ?) de Gizeh, qui comme lui invite sur cette terre des foules de fi-dèles, est une production trilingue, une triple tra-duction, hiéroglyphes, démotique, grec. C’est bien connu, archi-connu, et j’y songe dans ce petit mu-sée qui était jadis un grand appartement, celui de Constantin Cavafy à Alexandrie – Rosette n’est d’ail-leurs pas très loin –, dans ce couloir où sont expo-sées – les premières de couverture vues de face – des éditions « internationales » du grand poète du XXe siècle. Comme Cléopâtre, Cavafy est d’abord grec, et heureux ceux qui peuvent le lire dans sa langue, à la source, mais heureux ceux qui le lisent tout court ; heureux ceux qui relisent, et heureux aussi – me semble-t-il – ceux qui peuvent non seulement as-socier différentes œuvres, mais aussi différentes tra-ductions d’une même œuvre, à différentes époques de leur vie. Je revois dans ce couloir tout juste re-fait, dont les suspensions rondes ont quelque chose de viennois, le Cavafy de mes vingt ans : celui tra-duit par Marguerite Yourcenar, et puis, juste en des-sous, le Cavafy de mes trente ans : celui traduit par Dominique Grandmont. En haut des murs grèges, en noir sur fond blanc (c’est déjà le blanc du pla-fond), courent ces mots de W. H. Auden :
What, then, it is in Cavafy’s poems that survives trans-lation and excites ? Something I can only call, most ina-dequately, a tone of voice, a personal speech. I have read translation of Cavafy made by many different hands, but everyone of them was immediately recognizable as a poem by Cavafy, nobody else could possibly had written it.

Dans la petite dizaine de pièces de l’appartement, devenu PENSION AMIR après la mort de l’écri-vain, sont évoquées comme il se doit sa vie et son œuvre, toutes deux irréductibles, sensuelles et éru-dites, à l’aide de plans et de pièces d’archives, et aussi de fac-similés de manuscrits qu’on fait tourner à hau-teur d’yeux, dans leur cadre, sur leur axe, comme des portes de palaces Belle Époque (les bureaux de l’administration où le poète travaillait en sont d’ailleurs devenus un, tout rose, le Metropole Hotel, où son pas-sage est rappelé dans un ascenseur de bois). Cavafy ne reconnaîtrait pas son chez-soi, mais la ville aux alen-tours n’a sans doute pas tant changé : ces arbres qui viennent jouer à ses fenêtres et dont je cueille une pe-tite feuille pour la glisser dans la petite monographie Seghers que j’ai emportée avec moi, ce jaune des im-meubles voisins et du sien, et plus loin cette longue église flanquée de colonnes et de baies en plein cintre – où eurent lieu ses funérailles –, tout ceci l’accueille-rait, l’entourerait à nouveau, et cette idée fort simple forme peut-être le premier plaisir de qui visite cette « maison d’écrivain ».

Quoi d’autre ? On grappille de vitrine en vitrine, par exemple ce passeport grec délivré en 1932, im-primé et rédigé en grec et en français, où, à côté de « Profession », nous lisons enchantés, peut-être même rassurés : « Poète » ; ou cette lettre adressée dix ans plus tôt à l’ex-habitant des lieux par E. M. Forster, dans laquelle ce dernier évoque son travail sur Pharos and Pharillon – toujours l’un des meil-leurs livres inspirés d’Alexandrie – dans lequel il cite et croque comme sur une esquisse son ami qui, pour lui, « ne pourra jamais être populaire » : « Il vole à la fois trop haut et trop lentement. » (Forster avait pré-cédemment composé un Alexandria : A History and a Guide, forcément vieilli pour nous, mais d’une saveur et d’une consistance qui demeurent admi-rables.) Cavafy reçut bien entendu son exemplaire dédicacé – au crayon – de Pharos and Pharillon, mais pour le voir, ainsi que ses manuscrits originaux et les meubles et objets dont il s’était entouré, vases asiatiques, guéridons et porte-Coran nacrés, bou-geoirs Art nouveau…, c’est au pied de l’Acropole qu’il faudra se rendre. Le lieu est tout aussi neuf, tout aussi accueillant, tout aussi créateur de dé-sirs variés que l’appartement-musée d’Alexandrie. Là, de l’autre côté de la mer, entre le Monument de Lysicrate et la Porte d’Hadrien, se trouve en quelque sorte l’autre aile du Musée Cavafy.

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